INTERVIEW DE M. SUSAI RAJ, DIRECTEUR DE JEEVA JYOTHI

Keo : Quels sont aujourd'hui les objectifs que vous visez a court terme ?

S.R. : Sur le court terme, c'est à dire, pour cette année 2003, notre objectif principal était de parvenir à scolariser dans le secteur formel environ 500 enfants. Nous en sommes actuellement à 400, ce qui est un excellent résultat, et nous pensons de loin dépasser nos espérances ! Notre seconde priorité est qu'aucun de ces enfants ne quitte l'école, ce qui est un travail de longue haleine, étant donne la pression morale que certains parents exercent sur leur progéniture…
Concernant les centres d'éducation non formelle, notre objectif à court terme est de scolariser dans le secteur formel un maximum d'élèves, d'étendre notre activité non formelle à d'autres quartiers et usines de riz, et essentiellement de parvenir à convaincre le gouvernement du Tamil Nadu de nous aider, que ce soit financièrement ou en nous fournissant des livres scolaires et du matériel…
A ce sujet, notre principal argument, avec lequel le gouvernement serait en accord, est d'éviter aux enfants de travailler, cette mesure étant un des engagements du gouvernement ; néanmoins pour le moment, nous ne recevons aucune subvention ni aide quelconque.

Keo : Et plus généralement, à long terme, dans quelle perspective vous situez-vous?

S.R. : Bien sûr, notre voeu le plus cher serait que Jeeva Jyothi n'ait plus à exister et que l'ensemble des problèmes sur lesquels nous travaillons soit résolu ! Mais nous en sommes malheureusement loin de là…
Plus généralement, notre vision du futur est celle d'un pays où les enfants bénéficient du même système scolaire, où il n'y a plus aucune discrimination sociale, et dans lequel les droits de l'enfant sont respectés. Nous travaillons ardemment dans tous ces domaines, mais le chemin à parcourir pour arriver à accomplir ces objectifs reste long et parsemé d'embuches…
Enfin, nous souhaiterions également que l'ensemble des enfants que nous parvenons à scolariser trouvent un emploi par la suite, ce qui est le plus difficile à mettre en oeuvre aujourd'hui.

Keo : A ce sujet, suivez-vous regulièrement le parcours des enfants qui sont scolarisés grâce à votre aide ?

S.R. : De temps en temps, nous envoyons quelqu'un dans les écoles pour demander des nouvelles des enfants que nous y avons placés. Mais en réalité, nous ne pouvons assurer un suivi régulier de l'ensemble de ces enfants (plus de 1 700 à ce jour), tout simplement par manque de ressources ; c'est véritablement frustrant. Toutefois, certains des enfants nous rendent visite à l'improviste pour nous remercier, nous dire bonjour, ou nous demander du travail… Dans le mesure de nos moyens, nous essayons d'offrir aux garçons leur permis de conduire afin qu'ils puissent devenir conducteurs d'autorickshaw ; en effet, c'est un métier qui ne demande aucune qualification particulière, hormis le permis de conduire qui est à un prix trés raisonnable, et que nous pouvons nous permettre de payer de temps en temps. Pour les filles, nous essayons de leur offrir des cours de couture pour qu'elles aient un minimum de revenu, où nous les placons dans des usines, mais ce sont des emplois faiblement remunérés…
Nous ne pouvons offrir à ces jeunes des études supérieures qui sont bien au-delà de nos moyens. Nous attendons d'ailleurs beaucoup du parrainage que Keo souhaite mettre en place avec les enfants de l'orphelinat, grâce à l'action menée par Anne-Lise ; l'argent recolté nous permettra entre autres de financer les études supérieures des enfants qui le désirent, car beaucoup ont des rêves que nous ne sommes pas en mesure de réaliser aujourd'hui…

Keo : Vous souhaitez donc étendre vos activités à d'autres domaines ?

S.R. : Assurément, d'ailleurs nous avons déjà diversifié nos activités puisque nous avons crée des groupes de femmes et que nous avons un programme d'éducation pour les adultes. Nous pensons effectivement que les situations dans lesquelles se trouvent les enfants dont nous nous occupons - enfants des rues, enfants au travail - sont issues de problèmes qui se situent à différents niveaux.
Ainsi, pourquoi un enfant doit-il travailler ? Sans aucun doute car ses parents ne peuvent subvenir à ses besoins et encore moins l'envoyer à l'école. Nous estimons qu'en traitant le mal à la racine, nous avons plus de chances d'atteindre nos objectifs ; c'est pourquoi nous avons mis en place de nouvelles activités, notamment avec les femmes.

Keo : Pourquoi essentiellement avec les femmes ?

S.R. : Pour bon nombre de raisons ! D'abord, nous avons constaté que les femmes avaient plus de capacités que les hommes, et qu'elles étaient en outre plus honnêtes, plus patientes, plus tolérantes et plus généreuses… De surcroît, elles ont le sens du sacrifice, notamment en ce qui concerne leurs enfants ; et nous savons qu'en oeuvrant avec elles, nous aurons de meilleurs résultats avec les enfants. C'est pour cela que nous avons mis en place le "Income generating program" : ce projet fonctionne comme le micro-crédit avec de trés petites sommes. Grâce à cet argent, les femmes peuvent acheter de l'huile et préparer des en-cas qu'elles vendent par la suite. Nous comptons aujourd'hui 35 de ces groupes auxquels participent une vingtaine de femmes ; nous pensons d'ailleurs à long terme développer une véritable coopérative, mais ce n'est pas à l'ordre de nos priorités pour le moment.

Keo : Avez-vous d'autres projets concernant les enfants ou même les femmes ?

S.R. : Oui, d'ailleurs Keo nous a apporté son aide pour l'un d'entre eux, malheureusement cela n'a pu aboutir, mais nous continuons d'y croire. Il s'agissait d'ouvrir un centre de formation afin que Jeeva Jyothi ait sa propre école et puisse y mener les enseignements que nous estimons utiles aux enfants, une sorte d'école "alternative"… En effet, l'école publique ne donne pas réellement un metier, et si l'élève n'a pas l'opportunité de continuer ses études, il se retrouve sans qualification. Certes, les enseignements dispensés sont essentiels, mais pas suffisants selon nous. C'est pourquoi dans notre future centre de formation, nous consacrerons une place importante aux enseignements techniques afin que les élèves aient les qualifications pour trouver un travail rapidement après leur formation.
Le second projet qui nous tient a coeur est la création d'un "Open Shelter Home", une sorte de centre d'accueil essentiellement destiné aux enfants des rues et où ils peuvent rester s'ils le desirent. Pour le moment, le Shelter Home que nous dirigeons accueille principalement des enfants orphelins de père ou de mère, parfois des deux, ou de familles brisées qui ne peuvent plus subvenir à leurs besoins… Mais là encore tout est lié : si nous n'étions pas intervenus à ce moment de leur vie, ces enfants traineraient sans doute dans les rues à l'heure qu'il est !
D'autre part, nous souhaiterions ouvrir aussi un Shelter Home pour les femmes et les fillettes. Ainsi nous avions en projet de créer une maison tenue par une vingtaine de femmes avec leurs enfants ; malheureusement, le gouvernement n'a pas retenu notre projet et nous manquons de moyens pour le mettre sur pied.

Keo : Selon vous, la vie à Chennai s'est-elle ameliorée depuis ces dernières années ?

S.R. : Je ne voudrais pas vous sembler pessimiste, mais je ne trouve pas que la situation ait beaucoup changé. Effectivement, d'un point de vue quantitatif, plus de personnes ont accès à l'education, à l'eau potable etc… Néanmoins qualitativement, les disparités ne font qu'augmenter : le chomage augmente fatalement, le pouvoir d'achat baisse d'autant plus, et on constate des vagues de suicides qui n'avaient pas lieu jusque là. La libéralisation a amené en Inde toute une série de nouveautés : la mode, le confort, la technologie, et le rêve d'une vie meilleure à la ville plutôt qu'à la campagne ! Malgré tout ce qu'on veut bien nous faire croire, le rêve n'était pas souvent au rendez-vous à l'entrée des grandes cités…

Propos recueillis par Emilie