Le point sur l'action des ONG en matière d'éducation

Petite histoire de l'éducation en Inde

Pour Gandhi, dont l'opinion est aujourd'hui majoritairement partagée, l'éducation est l'outil qui permettra aux populations indiennes de restructurer le paysage social, donnant son importance à l'éducation de base, "Nai Taleem".
Ainsi dès le lendemain de l'indépendance, on assiste à une vaste expansion de l'éducation ; la Kothari Commission, mise en oeuvre de 1961 à 1966, est la 1ère commission sur l'éducation à affirmer l'importance d'un système scolaire universel et commun à l'ensemble de la population. Cependant la guerre sino-indienne de 1962 emporte avec elle la majorité des budgets, laissant loin derrière les problèmes d'éducation et laissant ainsi la place à la prolifération des écoles privées dans le paysage éducatif indien.
Dès 1967, la Commission pour l'éducation parvient à la terrible conclusion que "… l'éducation elle-meme tend à accroitre la discrimination sociale et à perpetuer et élargir les distinctions de classes. Au primaire, les écoles gratuites où les masses envoient leurs enfants sont regentées par le gouvernement et les autorités locales, et se révèlent de piètre qualité. Certaines des ecoles privées se révèlent être, en géneral, de bien meilleure qualité ; mais comme beaucoup d'entre elles demandent des frais élevés, elles sont accessibles uniquement aux classes moyennes et supérieures. Dans le secondaire, une large proportion des écoles de qualité est privée mais beaucoup, là aussi, exigent des frais importants qui sont évidemment au-dessus des moyens de chacun, exceptés des 10% les plus riches de la population, encore que certaines familles de classes moyennes fassent de gros sacrifices afin d'envoyer leurs enfants dans ces écoles. Il y a ainsi une discrimination au sein de l'education elle-même - la minorité des écoles privées, payantes et de bonne qualité repond aux besoins des classes supérieures, alors que le vaste nombre d'écoles publiques, gratuites mais pauvres voit s'entasser le reste de la population".

Après l'explosion des structures d'education, le système éducatif s'est progressivement désagregé jusque dans les années 1980, et les années 1990 voient s'abattre sur l'Inde le raz-de-marée néolibéraliste et mondialiste qui finit de mettre à mal l'ensemble des politiques sociales : le social est laissé pour mort, le marché est consideré comme le nouveau dieu.

Jeeva Jyothi, un membre du TAFRE à part entière

C'est dans ce contexte que naît le NAFRE (National Alliance for the Fundamental Right to Education) il y a 3 ans, relayé au niveau régional par des comités du même nom, comme le TAFRE (Tamil Alliance for the Fundamental Right to Education). Ce dernier regroupe les quelques 3 000 ONG et associations de l'Etat du Tamil Nadu, dont Jeeva Jyothi, qui ont pour ambition la réalisation du droit à l'éducation pour les enfants.

L'objectif primordial du NAFRE est de parvenir à la mise en place d'un système éducatif commun à tous les enfants, garantissant ainsi l'équité dans l'accès à l'éducation, quelque soit la caste, le statut social, le sexe, la religion… Il est donc chargé de coordonner l'action des différentes ONG, d'organiser des forums (le prochain a lieu à Madras le 9 et le 10 septembre 2003) et a pour principale activité le lobbying auprès du gouvernement indien.
L'évènement le plus marquant organisé par le NAFRE a été l'organisation l'an dernier, au mois de novembre, d'une importante manifestation à New Delhi à laquelle ont participé plus de 70 000 personnes venues de toute l'Inde, dont 5 membres de Jeeva Jyohti. Cette manifestation avait pour but de faire pression sur le Parlement afin que soit voté le 93e amendement, pour la reconnaissance de l'éducation comme droit constitutionnel. Malheureusement, ce fut un échec cuisant, le gouvernement ayant même refusé de recevoir la délégation du NAFRE.

Des projets bloqués par les puissants

Le principal problème que rencontre le NAFRE est un réel manque de volonté politique de la part du gouvernement indien, voire même de courage, selon certains. En effet, depuis l'indépendance, les commissions successives sur l'éducation, organisées par le gouvernement, proposent des projets quasiment identiques qui pourtant sont loin d'être adoptés. Cela peut sembler déconcertant que le gouvernement, qui demande lui-même la création de telles commissions, ne prenne pas en compte leurs reflexions…
L'obstacle principal est le Parlement, essentiellement composé de personnalités issues des plus hautes castes, qui refusent de laisser passer les divers projets de loi et amendements relatifs à l'éducation, et notamment le projet de système commun d'éducation. Ces derniers craignent non seulement que ces nouvelles mesures nivellent par le bas l'éducation de leurs enfants, mais surtout que leur suprématie intellectuelle soit remise en cause par de nouvelles élites issues des basses castes.
En effet, jusqu'à l'indépendance, seules les plus hautes castes de la société indienne avaient droit à une éducation dispensée dans les écoles anglaises, le gouvernement britannique estimant nécessaire la formation d'une élite capable d'assurer des fonctions d'administration. La décolonisation a permis à la grande majorité d'acceder à l'éducation, aussi infime soit-elle, menaçant de fait le monopole intellectuel des élites de l'époque.
Sans compter que le gouvernement indien fait partie du parti nationaliste hindou qui refuse catégoriquement d'instaurer un quelconque principe de laïcité…

Le partenariat gouvernement-ONG, un pas en avant ?

Les ONG ont donc un rapport assez ambivalent avec le gouvernement ; la majorité est perçue comme une menace à la stabilité de l'ordre éducatif mis en place depuis des années. Le gouvernement ne leur fait pas confiance et tente de restreindre leurs activités ; d'ailleurs il n'hésite pas à faire pression sur certaines d'entre elles en les menaçant de leur enlever leur statut d'ONG.
D'autres ont plus de chances et font partie du programme "Education Guarantee Scheme and Alternative Education" (EGS&AE), appuyé par l'UNESCO et la Banque Mondiale, par lequel le gouvernement reconnait l'utilité de l'éducation non formelle et distribue donc quelques subventions, souvent dérisoires compte tenu de l'ampleur du projet.
En effet, les ONG participant à cette nouvelle expérience gouvernementale se trouvent dans l'obligation de créer de nouvelles infrastructures afin d'accueillir les nouveaux enseignements et d'employer du personnel supplémentaire, ce que ne leur permet pas le maigre financement accordé par l'Etat. Ainsi le budget accordé par le gouvernement pour un centre d'éducation non formelle est de 18 000 roupies (soit environ 360 euros) par an, incluant le salaire des enseignants, les fournitures scolaires et les repas pour les élèves… Il apparait donc difficile pour les ONG de joindre les deux bouts.
Le programme EGS&AE apparaissait pourtant comme un pas en avant dans le monde de l'éducation et le partenariat de l'Etat avec les ONG semblait idéal, ces dernieres étant sur le terrain les plus aptes à mettre en oeuvre les mesures dictées par le gouvernement. C'était sans compter la véritable motivation du gouvernement indien ; en effet, loin de s'appuyer sur l'éducation non formelle pour favoriser l'accès à l'eéducation des populations défavorisées, et notamment des enfants des rues, le gouvernement utilise l'éducation non formelle comme un nouveau système d'éducation pour les pauvres.
Ainsi le gouvernement indien fait sienne la devise : "L'alphabétisation des masses, l'éducation des classes", creusant d'autant plus le fossé entre les riches et les plus pauvres. En effet, introduisant le concept d' "éducation alternative", il considère dès lors l'alphabétisation des masses comme une alternative honorable à l'éducation de qualite. Les classes d'alphabétisation pour adultes, ainsi que les classes d'éducation non formelle ou les classes du programme EGS&AE sont désormais acceptées comme des substituts convenables à l'école, ce qui conduit à une augmentation des statistiques en matière d'alphabétisation, sans que la qualité de l'éducation soit véritablement prise en compte.

La prolifération de systèmes scolaires diversifiés, un frein à l'universalisation d'une éducation de qualité

Le programme EGS&AE s'est également accompagné de la création de nouvelles écoles destinées aux élites : les Navodaya Vidyalaya, les Kendiya Vidyalaya et les écoles Sainik. L'admission à ces écoles devait se faire prioritairement par un examen d'entrée censé permettre à tous les élèves ayant les capacités de suivre les cours dispensés dans ces etablissements. Malheureusement tel n'a pas été le cas puique aujourd'hui de nouveaux critères de sélection ont été mis en place, tels que le statut social de la famille, ou bien plus sournois : si la famille possède une voiture, une maison…
Ce nouveau système dans le paysage scolaire indien tient une place particulière dans le coeur des élites financières qui y voient un héritage de la colonisation, lorsqu'ils étaient les seuls à béneficier d'une éducation de qualité. Ainsi de nouvelles catégories d'écoles apparaissent pour certaines catégories de la société, la politique du gouvernement étant desormais de donner des subventions aux établissements de qualité s'adressant à une minorité microscopique, et de laisser les masses aux bons soins de l'éducation non formelle, souvent de piètre qualité car sans ressource.
Parallèlement, de véritables "supermarchés de l'enseignement" privés envahissent tous les recoins des villes et villages, minant le système public de l'éducation. Sans compter que la plupart des écoles privées bénéficient elles-aussi de subventions gouvernementales dans la mesure où elles appliquent les mesures dictées au niveau national et dispensent une éducation de qualité minimum.

Le grand projet du NAFRE, le système commun d'éducation (Common School System, CSS)

Le CSS est un appel désesperé à la reconstitution d'une véritable structure éducative afin de parvenir réellement à l'universation de l'éducation de base. Le CSS est un système :
- ouvert à l'ensemble des enfants, sans aucune discrimination ;
- dont l'accès ne dépend pas de l'argent ou du statut social, mais de la réussite ;
- qui doit maintenir au même niveau les différents standards (classes) dans tous les établissements scolaires ;
- où il n'y a pas de frais d'enseignement.

Pour mettre en place le CSS, la Commission pour l'éducation de la période 1964-1966 a émis les propositions suivantes :
- Augmenter de manière significative les budgets pour l'éducation de base, surtout le primaire, et transformer les écoles gouvernementales subventionneées en écoles de quartier ;
- Octroyer des subventions spécifiques pour les écoles des quartiers défavorisés et/ou éloignés (campagnes, bidonvilles, iles…) ;
- Assurer l'enseignement dans la langue maternelle au primaire, surtout pour les minorités linguistiques, et encourager l'enseignement des langues régionales dans le secondaire.

Malheureusement ces mesures ont loin d'avoir abouti et le Acharya Ramamurthi Committee evoque en 1986 les raisons qui, selon lui, ont empêché la réalisation du CSS :
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La permanence des disparités économiques et sociales ont fait que les communautés aisées envoient leurs enfants dans les écoles ayant les meilleures infrastructures, professeurs et enseignements, tandis que les écoles normales ne bénéficiant pas de cette clientèle perdent leurs investissements ;
- La possibilité, inscrite dans la Constitution, pour les minorités d'ouvrir leurs propres écoles (écoles confessionnelles) n'est pas compatible avec le concept de CSS ;
- Dans les écoles gouvernementales, la qualité de l'éducation laisse à desirer ;
- Il y a manifestement un manque de volonté politique ;
- On assiste à la prolifération d'écoles privées et onéreuses ;

De plus, il n'y a pas suffisamment de moyens financiers pour mettre en oeuvre le CSS ; pourtant, selon le Tapas Majumdar Committee de 1999, il suffirait d'accroitre de 0,7% le budget alloué à l'éducation chaque année pour permettre la généralisation de l'éducation des enfants de 6 à 14 ans dans les 10 années à venir. A cet egard, les ONG de Chennai ont un gros travail à faire quand on sait que la ville possède le taux le plus élevé d'enfants des rues, environ 75% et que 2 500 enseignants supplémentaires seraient nécessaires pour mener à bien le CSS.

Emilie