Les enfants des rues

La dernière étude menée par l'UNICEF sur les enfants des rues de Chennai recensait près de 75 000 enfants agés de 6 à 18 ans, ce nombre s'élevant à 1,5 millions si l'on prend en compte les enfants de moins de 6 ans et les adolescents de 18 à 20 ans. L'UNICEF définit ces enfants des rues comme "les enfants qui travaillent dans les rues des centres urbains, indépendemment du temps qu'ils y passent et des raisons qui les y ont poussés".
Les enfants des rues peuvent ainsi etre regroupés en trois catégories majeures :
- 60% d'entre eux travaillent dans la rue et vivent toujours avec leurs familles.
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30%, bien souvent des enfants fugueurs, travaillent dans les rues mais n'ont que des contacts occasionnels avec leurs familles.
- Enfin, les 10% restants, orphelins, travaillent, dorment, mangent et jouent dans la rue qui constitue leur seul abri. Ces enfants, poussés par la necessité, gagnent leur pain quotidien comme ils peuvent ; les garcons sont trieurs de déchets pour en extirper le plastique, le coton ou le papier, cireurs de chaussures, vendeurs de drogue, porteurs dans les gares, vendeurs ambulants, coolies, mendiants ou pick-pockets. Les filles exercent le meme genre de petits métiers mais sont avant tout domestiques et cuisinières ou tombent dans la prostitution vers l'age de 15 ou 16 ans.

Tous ont été poussés dans la rue par la pauvreté et la precarité mais aussi par le manque de soin et d'amour ou par les violences domestiques (surtout perpetrées par les pères et belles-mères) qui poussèrent certains à la fugue. Les familles dont ils sont issus sont toutes semblables : illetrisme, chomage, violence, jeu et alcoolisme, climat de crainte et d'insecurité ou familles décomposées.

Dans un tel univers familial, les deux tiers de ces enfants ont frequenté l'école mais l'ont abandonnée pour les memes raisons qui les ont poussés dans la rue ; les problèmes familiaux et la pauvreté.
Pour 26% d'entre eux cependant, c'est la peur du maitre et de l'ecole elle meme qui est invoquée, soulignant ainsi la pérennité de la discrimination et des mauvais traitements operés par les professeurs dans les écoles publiques à l'encontre des plus démunis. La majorité d'entre eux ne savent donc ni lire ni écrire, condamnant ainsi leurs chances de sortir du cercle vicieux de la rue.
68% d'entre eux refusent d'ailleurs catégoriquement de retourner à l'ecole, habitués désormais à pouvoir user immediatement et librement du profit de leur travail et conscients des sacrifices financiers et de la discipline qu'elle imposerait. La dimension pécuniaire de leur refus se mesure au fait que 39% d'entre eux se rendent regulièrement à des cours d'Education Non Formelle n'empiètant pas sur leur temps de travail. Les plus fervents aspirants à l'education sont les filles, conscientes de l'extreme vulnérabilite de leur situation dans la rue.

Les enfants des rues sont en effet les populations les plus exposées et fragilisées qu'il soit; ils n'ont pas de toit à proprement parler, souffrent de malnutrition, manquent de vetements, ne disposent d'aucune assistance médicale ni d'aucune éducation et se savent sous la menace constante de la violence policière. Les statistiques de l'UNICEF parlent d'elles-memes de la souffrance de ces enfants oubliés de Chennai : 47% d'entre eux ne mangent qu'une à deux fois par jour tandis que 31% ne se nourrissent que lorsqu'ils trouvent de quoi manger. 61% dorment dans la rue, sous les ponts ou sur leur lieu de travail, qu'ils soient seuls ou aupres de leur famille. 42% des enfants arretés par la police ont été battus, 28% victimes d'abus sexuels et 23% depouillés de leur argent. Vivant dans l'insecurité et dans une totale précarité, ces enfants développent nécessairement des comportements déviants ; ainsi, c'est plus de la moitié d'entre eux qui se battent constamment pour affirmer leur place dans la rue, qui boivent, se droguent ou font des paris.

D'autres chiffres sont plus alarmants encore ; conditionnés par leur environnement et par leurs exploiteurs, 46% des enfants des rues s'affirment satisfaits de leur sort et de leur travail et non désireux de réintegrer des conditions de vie normales. Peut-etre cela est-il egalement dû au fait que plus de la moitié de ces enfants n'a aucune connaissance de l'existence d'ONG en mesure de les aider et de les accueillir, cette ignorance les laissant dans une optique d'acceptation fatale des conditions qui leur sont imposées.

Les statistiques de l'UNICEF précisent enfin que la plus forte concentration d'enfants des rues se trouve dans la partie Nord de Chennai, la où l'ONG Jeeva Jyothi concentre son action depuis près de 10 ans. Les réalisations de l'association sont multiples, de la scolarisation et la formation aux cours du soir en passant par la création de crèches et de clubs d'enfants. Mais l'objectif demeure precis : assurer le bien-etre des enfants les plus fragilisés en se fondant sur une autonomisation de la communauté dans son ensemble afin qu'elle soit à terme capable d'assurer elle-meme le futur de ses enfants. Elle a ainsi developpé des actions spécifiques à l'egard des enfants des rues, visant à les conseiller, les orienter, les éduquer et leur permettre de s'épanouir.

Elle agit tout d'abord en prévention, en tenant en gare de Perambur une permanence de 4h30 à 9h30 chaque matin, heures d'arrivée des trains exterieurs par lesquels échouent à Chennai la majorité des enfants fugueurs. Ses travailleurs sociaux accueillent les enfants, tentent de les convaincre de réintegrer le domicile familial et les accueillent jusqu'à ce que les parents aient été contactés et viennent chercher l'enfant. Lorsque la réintegration au foyer se révèle impossible, ils prennent en charge le placement de l'enfant dans les foyers d'autres ONG ou dans des hotels specialisés pour parer aux situations d'urgence.
Afin de pouvoir assurer elle-meme la prise en charge de ces enfants, l'ONG a par ailleurs pour projet d'instaurer un foyer 'ouvert' pour enfants des rues au sein duquel ils pourraient venir se restaurer, se laver, se reposer et se détendre. La structure actuelle de son foyer Ananda Illam accueillant de facon permanente 25 enfants scolarisés est de fait trop rigide pour ces enfants livrés à eux-memes et refusant généralement toute tutelle. Il leur faut un endroit d'où ils peuvent entrer et sortir à chaque instant afin de gagner leur confiance et de les convaincre, peut-etre, d'intégrer de facon durable un foyer plus organisé.

Mais les membres de Jeeva Jyothi se rendent également dans les rues où vivent déjà les enfants pour les convaincre d'assister aux quotidiens cours d'Education Non Formelle et aux formations professionnalisantes qu'ils organisent périodiquement. L'impact de cette scolarisation alternative est cependant encore trés limité, d'une part du fait de la difficulté à établir une relation de long terme avec ces enfants 'sauvages' et d'autre part en raison des exigences particulières que l'encadrement de ces enfants requiert. De fait, le problème majeur que l'association rencontre avec ces enfants est leur profonde méfiance à l'égard du monde des adultes et de l'autre en général, dictée par les douleureuses expériences de leur passé. La vie quotidienne est pour eux devenue synonyme d'attaque et de lutte et instaurer la confiance représente un travail de longue haleine. Ces enfants sont par conséquent devenus extremement difficiles à gérer, habitués à l'indépendance et à l'absence de contrainte. Mettre en place des cours d'Education Non Formelle pour les enfants des rues requiert donc un personnel specialisé, très experimenté et devoué à sa cause. Si Jeeva Jyothi est jusqu'a présent parvenu à toucher grace à ces cours certaines petites filles travailleuses domestiques, il lui reste encore à mettre en place des programmes spéciaux pour les enfants les plus difficiles.

A l'heure actuelle, l'action de Jeeva Jyothi s'oriente donc sur la prévention, par l'accueil des enfants fugueurs de Perambur et leur placement immédiat dans leur famille, dans des foyers ou des hotels reservés. Les membres de Jeeva Jyothi approchent parallèlement sans relache les enfants travaillant et vivant déjà dans la rue pour tenter de les convaincre d'accepter l'integration à un foyer ou la scolarisation, une démarche lente et difficile entre toutes. Faute de pouvoir toujours radicalement changer leur situation, l'ONG a donc decidé d'oeuvrer pour l'amélioration de leur bien-etre en mettant en place des camps sanitaires et artistiques. Les premiers sont l'occasion de soigner leurs souffrances physiques nées de la vie dans la rue et la malnutrition, les seconds de s'échapper pour quelques heures d'un quotidien trés difficile. Les enfants y font des cartes de voeux, dessinent, peignent et assistent à des scenettes éducatives sur les problèmes qu'ils rencontrent. Jeeva Jyothi organise également des pique-niques et des sorties en zone rurale pour ces enfants qui n'ont bien souvent connu que Chennai. Ce type d'action permet donc pour quelque temps de restaurer l'enfance tout en instaurant une relation de confiance entre les enfants et les éducateurs, posant ainsi les bases d'une relation plus approfondie.

Cependant, si pour l'UNICEF le terme "enfants des rues" recouvre l'ensemble des enfants travaillant dans la rue, la définition retenue par Jeeva Jyothi est bien plus large et la mène à entrer en contact avec plus une population plus diversifiée. Un "enfant des rues" désigne pour l'association toute personne de moins de 18 ans passant la majeure partie de son temps dans la rue indépendamment de l'exercice d'un métier. C'est d'ailleurs surtout des enfants errant dans les rues qu'elle rencontre dans ses quartiers ; ils vivent généralement avec leur famille mais ne rentrent chez eux que pour manger et dormir. Ils refusent d'aller à l'ecole qu'ils ont abandonnée faute d'y trouver quelque intéret et passent leurs journées à jouer aux billes moyennant de l'argent. C'est eux que les travailleurs sociaux approchent inlassablement pour les convaincre, sinon de retourner à l'ecole, du moins d'assister aux cours d'Education Non Formelle ou de prendre part à des formations professionnalisantes. C'est un travail qui semble parfois sans espoir du fait du refus pur et simple des enfants de voir leur situation changer.

Les rues de Chennai abritent donc toujours des dizaines de milliers d'enfants des rues qui y travaillent, y vivent ou y errent. Certains ne peuvent changer leur situation du fait de leur extreme précarité, d'autres le refusent. Certains revent de l'école, d'autres louent le travail pour l'indépendance financière qu'il octroie. Tous cependant ont les memes droits qui constituent autant de devoirs pour les adultes qui les entourent. C'est pour faire respecter ces droits élémentaires à la nourriture, à l'ecole, aux soins, à l'attention et à l'eveil que Jeeva Jyothi développe depuis dix ans ses actions à leur egard. Elle doit en cela faire face à des difficultés particulières dues aux déviances comportementales de ces enfants livrés à eux-memes mais elle oeuvre sans relache pour leur offrir le foyer, l'education et la distraction qui leur reviennent de droit.

Anne-Lise Reve