ARTICLE 1 : Entre espoir et résignation : le quartier de la prostitution

 

On accède à Seminathaman Colony au nord ouest de Chennai par un sombre passage souterrain qui traverse la gare de Perambur. Le sol y est jonché de détritus, l'odeur pestilentielle et le trafic si dense qu'un brouillard enveloppe les environs. Puis tout à coup, au sortir du tunnel, au delà de la fumée grise et du dépotoir des rues apparaissent en contrebas des dizaines de maisons de paille et de bois.
C'est là qu'est concentrée la prostitution de Chennai, là que des hommes de tous milieux convergent le soir venu depuis les quatres coins de la ville. L'histoire de ces femmes est bien souvent sordide, poussées à la prostitution dès l'age de 16 ans par leur mère et reproduisant ce meme schema sur leurs propres filles, car c'est leur devoir de contribuer aux revenus de la famille. Ici les hommes ne travaillent pas ou peu, et ce sont les femmes qui ramènent l'argent à la maison, meme si jamais cela ne sera ouvertement reconnu. La pauvrete y est extreme, comme en témoignent les saris des femmes et la croissance trés ralentie des jeunes enfants.
Ce qui frappe, cependant, lorsque l'on penètre dans le lacis de ruelles détrempées par les premières pluies, c'est la propreté relative qui y règne au regard des autres quartiers de Chennai. Et puis l'absence d'enfants en age d'aller à l'ecole qui peuplent d'habitude si abondamment les zones defavorisées.
Ces particularités sont dues à l'action de quatre ONG dont les travailleurs sociaux arpentent sans relache les rues de Madras.


Le Youth Club de Jeeva Jyothi

L'une d'entre elle, Jeeva Jyothi, a ainsi fondé à Seminathaman Colony un Youth Club au sein duquel se réunissent une quinzaine d'hommes de 20 à 28 ans. Ils rendent bénevolement des services à la communaute afin d'ameliorer leur cadre de vie et celui de leurs enfants ; c'est ainsi eux qui se chargent quotidiennement du nettoyage des rues, qui y plantent des fleurs où qui batissent des citernes afin que le quartier puisse etre approvisionné en eau par le gouvernement moyennant quelques roupies (ce qui n'etait pas le cas jusqu'à l'an dernier). Ils collectent également de l'argent auprès de chaque foyer afin d'organiser des festivals et célebrations, principalement religieux mais aussi pour la nouvelle année ou pour le jour de l'indépendance, donnant ainsi naissance à une vie de quartier. Si les réalisations de ce club semblent parfois minces, il constitue avant tout une instance de socialisation où les hommes rient beaucoup et apprennent à mieux se connaitre, affirmant désormais etre prets à s'entraider si le malheur s'abat sur une famille. Et il est aussi et avant tout le lieu privilegié où les travailleurs sociaux de Jeeva Jyothi entreprennent l'education et la réforme des mentalités de ces chefs de famille afin qu'ils éduquent autrement leurs enfants.
Les échanges y sont vifs car ces derniers ont du mal a accepter que Jeeva Jyothi refuse de les soutenir financièrement dans l'organisation de leurs festivités, l'organisation réaffirmant sans relaches ses priorités : l'intégralité de ses ressources est reservée aux enfants car ainsi l'aide s'étend sur plusieurs génerations au lieu d'etre consummée en quelques heures par une joyeuse mais somme toute inutile célebration collective. Les mentalités sont trés difficiles à changer, surtout chez les hommes qui semblent ne pas saisir l'enjeu que représente la formation des plus jeunes. Tous ont pourtant étudié jusqu'à l'age de 15 ans minimum, du fait de l'intense campagne de scolarisation menée dans le quartier depuis une dizaine d'année par Jeeva Jyothi, mais, ces études n'ayant en rien changé leur situation initiale du fait de l'absence d'emploi et d'opportunités, ces hommes demeurent trés pessimistes quand à la valeur réelle de l'ecole.
L'un d'eux, Hindou, évoque la corruption qui règne ici, et qui lui fit perdre l'emploi qu'il pensait obtenir aux chemins de fer car un concurrent offrit 100 000 roupies alors que lui meme ne pouvait en proposer que 25 000, la honte qui s'ensuivit et son incapacité à faire vivre sa mère et ses quatre soeurs. Un autre, Musulman, parle de l'echec de son marriage arrangé, son épouse refusant de vivre plus longtemps dans de telles conditions, et de la difficulté de faire vivre ses parents et ses soeurs avec ses maigres revenus de peintre. Tous, indépendement de leur confession et de leur communauté, partagent donc cette meme amertume et ces memes difficultés à vivre. Mais aucun ne parle des revenus de la prostitution et du futur des petites filles d'ici. La majorité arborhe meme une attitude hostile vis-à-vis des femmes, qu'ils tiennent pour responsables des maux de la communauté.


Le Children's Club de Jeeva Jyothi

C'est pour mettre un terme à cette hypocrisie mais aussi à cette grave désillusion qui minent tout espoir de progression sociale des enfants de ces quartiers que Jeeva Jyothi a fondé à Seminathaman Colony un Children's Club où les enfants de 6 à 16 ans se retrouvent une fois par semaine pour parler de leurs droits, de leurs difficultés, de leur perception des problèmes du quartier ou de leur santé. Ils y entonnent des chansons où sont réaffirmés l'horreur du travail des enfants et le droit inaliénable de l'enfant d'aller à l'ecole. Ils travaillent de facon informelle les mathematiques, les sciences socials, les langues mais acquièrent surtout ce qu'ils nomment un 'sens social'. Chaque semaine, chacun ajoute ainsi une ou deux roupies au fond commun qui leur permet d'acheter crayons et cahiers pour l'ecole, apprenant ainsi les réflexes d'épargne qui font tant defaut a leurs familles. Jeeva Jyothi participe dans ces achats à hauteur de la somme reunie par les enfants eux-memes.
Mais au dela de l'apprentissage de cette vie en communauté, de cette entraide et de ces habitudes qui façonneront leur vie adulte, le Children's club constitue avant tout le moyen privilegié pour tous ces enfants de dire à quel point ils aiment l'ecole. Les écolières les plus agées se sont ainsi promis d'amener chaque soir à la salle commune cinq enfants pour les aider a étudier, mais aussi d'aller parler aux parents des enfants ayant abandonné l'ecole. Elles contribuent ainsi au succès des cours d'éducation non formelle mis en place par Jeeva Jyohi en parallèle de sa campagne de scolarisation.
Le but de ces cours du soir est de renforcer les connaissances des enfants afin qu'ils se sentent plus assurés et valorisés à l'ecole, prévenant ainsi les nombreux cas d'abandon suite à un echec ou à une humiliation infligée par le professeur. Les méthodes pédagogiques indiennes se conjuguèrent ainsi longtemps en termes de punition corporelle et d'humiliation psychologique qui éloignèrent bien des enfants de l'école et poussèrent meme certains d'entre eux au suicide.

Pour tenter de mettre un terme à ces pratiques dégradantes et de former les enseignants aux méthodes et à la psychologie à adopter avec des enfants venant de milieux où pauvreté, proximité et parfois désintéret des parents rendent toute perséverance trés difficile, Jeeva Jyothi organise une fois par mois des rencontres avec les professeurs. Cette intrusion dans le fonctionnement de l'école publique est acceptée et reconnue car l'ONG a fait preuve de ses compétences à bien des niveaux ; tout d'abord en offrant aux enfants ayant quitté l'ecole pendant plusieurs mois des stages de remise à niveau intensifs au terme desquels un certificat d'aptitude leur est délivré pour temoigner de leur niveau auprès du professeur. Mais aussi en payant leur scolarité, leurs uniformes, leurs fournitures ou leurs livres lorsque le gouvernement ne les prend pas en charge. Enfin, en leur offrant des cours d'education non formelle pour suppléer aux carences du systeme educatif, inévitable lorsque les classes comprennent plus de cinquante élèves.
Grace à ces efforts, les enfants des cours du Children's club affirment avoir de bonnes relations avec leurs enseignants, et vouloir continuer a étudier pour atteindre leur reve ; ils veulent etre policiers, medecins, avocats, professeurs ou politiciens, et comptent sur l'école pour y parvenir. Jeeva Jyothi a donc réussi à changer les choses en profondeur auprès de ces enfants qui se permettent à present d'esperer un autre futur. Il est d'ailleurs tout a fait caractéristique qu'aucun d'entre eux ne souhaite fonder une famille ou conclure un marriage arrangé. Est-ce car ils croient et aspirent à d'autres valeurs où car ils craignent trop ce que cela implique ici ? Une jeune adolescente affirme malgré tout vouloir un enfant, une petite fille. Le travailleur social de Jeeva Jyothi l'applaudit avec des yeux brillants de plaisir, témoin du chemin qu'il fait parcourir aux mentalités de son pays.

 

Jeeva Jyothi, par l'ensemble de ses actions à Seminathaman Colony, a donc indéniablement apporté un peu de réconfort à ses enfants. Si cette réussite est due à la perséverance de ses membres, elle découle également de la démarche originale de l'ONG qui choisit de ne pas se concentrer uniquement sur la scolarisation et l'eveil des enfants mais aussi sur une réforme en profondeur des mentalités de leur entourage, en agissant auprès de leurs parents et de leurs professeurs. Et cette indéniable ampleur de leurs réalisations rend le retour à la réalité plus difficile encore. Les mères de ces petites filles nous observent du pas de leur porte. Elles aussi fondent beaucoup d'espoir dans les actions des ONG mais sans doute leur pauvreté et leur souffrance ne leur laissent-elles guère de choix ni d'illusions.
Il y a beaucoup d'amour dans leur regard mais la lueur de résignation qui y perdure planne comme une sourde menace sur les reves de ces enfants.

Anne-Lise