Vendredi 1er aout Bis: Changements de décor

 

Bonjour à tous,

Aujourd'hui encore vous recevrez simultanément deux pages de mon Journal de bord car je n'ai pu établir de connection internet hier. De plus, les gros orages qui éclatent la nuit entraînent des coupures d'électricité qui ne doivent pas arranger les choses.
La journée d'hier fut donc particulièrement agréable en ce sens où elle me permit de m'échapper un peu de l'enfer de Chennai. Après avoir travaillé sur le Journal de bord et mes articles en cours durant mon créneau quotidien 7h30-9h, j'ai passé la matinée à préparer l'interview que je devrais avoir aujourd'hui ou Lundi avec Susai Raj. Puis je suis partie en début d'après-midi visiter l'usine de papier recyclé fait main, à l'arrière de la moto du commercial de Jeeva Jyothi, Thinakaran. C'est une expérience terrifiante et abominable dans les rues de Chennai, la moto slalomant entre les autorickshaws, les vélos, les bus et les voitures sans jamais bien savoir de quel coté se fait la circulation, et ce à hauteur de pots d'échappement des bus et sans casque évidemment ! La balade se révéla par contre fantastique dès la sortie de Chennai, sur cette longue route qui traverse la campagne, ses champs vaguement cultivés et ses villages de paille et de bois.

C'est au cœur de l'un d'eux que se cache l'usine de papier de Jeeva Jyothi, un vaste hangar de tôle perdu au milieu des arbres. Il y règne une chaleur étouffante dans laquelle travaillent chaque jour les 12 employés responsables de la production. Le processus de production est sommaire, pour ne pas dire archaïque. Sept machines rouillées, l'essorage par des toiles de jute, quelques fils à linge pour faire sécher le papier, des sacs entiers de chute de tissu et de papier. J'ai droit à une démonstration complète et je suis extrêmement surprise de la qualité du papier qui découle de ces manœuvres si rudimentaires. J'ai pris des photos de chaque étape du processus afin de pouvoir illustrer l'ampleur du projet sur le site de Jeeva Jyothi.
Je discute avec le superviseur des opérations, un Brahmane autoritaire avec lequel aucune compromission ne semble possible. Il est très réticent à parler des problèmes de commandes auxquels l'usine doit faire face et il élude mes questions sur les salaires partiellement impayés du mois dernier. Il me dit que grâce aux efforts de leur commercial, les commandes remontent peu à peu, que ce dernier arpente les boutiques de Bangalore, Mysore, Chennai et Pondichéry afin de trouver des débouchés à leur production. Mais je dois reconnaître que je demeure très sceptique quant aux méthodes de travail de ce fameux commercial. C'est un personnage très accueillant et souriant mais j'ai le sentiment qu'il est totalement hermétique aux conseils et refuse de s'éloigner de la ligne qu'il s'est fixée. Johijn avait quelque peu travaillé sur le projet et lui avait fait des suggestions quant aux contacts à établir avec des organisations internationales. De même Keo avait elle envoyé à l'ONG un formulaire à remplir au sujet d'un enregistrement dans un forum sur le commerce équitable. Et bien, ce dernier repose sur mon bureau, à demi rempli, sans que j'ai pu obtenir la moindre information sur ce que j'étais censée faire de ce document. Je n'ai toujours pas réussi à obtenir de lui une liste de prix pourtant préalable à n'importe quelle démarche de notre part. J'ai beaucoup de mal à comprendre ces lenteurs et ce manque d'information et je dois avouer que cela me met extrêmement en colère. Je ne connais absolument pas leurs méthodes de travail et il est indécent de juger après seulement deux semaines passées ici mais le directeur a tant insisté lors de notre première rencontre pour que je tente de faire quelque chose au sujet de cette usine que je comprends mal l'apparent laxisme qui entoure le projet.

En dépit de ses méthodes de travail, Thinakaran se révela etre un homme charmant qui m'emmena faire le tour de ce village qui est aussi le sien ainsi que celui de Joseph, un autre membre de Jeeva Jyothi. Il me fit visiter sa maison, ou plutôt le microcosme familial en ce sens où les quatre maisons des parents, des deux fils et de la fille cadette avec leurs épouses et époux respectifs sont regroupées autour d'une petite cour ombragée. La vie dans ce village ressemble a un petit paradis après Chennai, un havre de calme et de propreté après la pollution, le bruit et les déchets encombrant les rues. Nous partons à la rencontre de l'épouse de Joseph, une jeune femme de toute beauté qui n'a qu'un an de plus que moi et déjà deux enfants de 3 et 5 ans. Dans toutes les maisons où je pénètre, les gens sont d'une gentillesse incroyable. J'avais déjà remarque cette hospitalité chez les femmes des Women's Clubs de Jeeva Jyothi mais les autres habitants du quartier, en particulier les hommes, ceux qui n'étaient pas nos hotes et qui ne connaissaient pas l'ONG, ne nous regardaient pas toujours avec une franche amitié.
Ici tous arborent un large sourire. Se promener dans ces petites rues est un vrai régal… Qui se transforme en ravissement lorsque Thinakaran me propose d'aller visiter l'école du village. J'adore rencontrer les enfants, voir leurs grands yeux interrogateurs lorsque je passe la porte de la salle de classe puis leur sourire et parfois leur rire face à ma pâleur, à mes vêtements et a mes cheveux courts. Tout comme dans les écoles que j'ai visitées précédemment, la directrice est extrêmement accueillante et ne semble jamais indisposée par une intrusion sans préavis que j'ai tendance à trouver très impolie. L'école est une vaste salle où deux institutrices enseignent à 101 enfants du 1er au 5eme standards (CP au CM2). La situation était si difficile à gérer que la directrice a fait appel à l'Association de parents d'élèves pour l'embauche d'une autre enseignante à mi-temps, payée grâce à la participation de chaque famille. Une fois encore, c'est la volonté et la débrouillardise des professeurs qui permet à l'éducation de survivre dans l'Etat du Tamil Nadu. Lorsque les enfants de ce village atteignent l'age de 10 ans, il leur faut parcourir chaque jour les 3 km qui les séparent de l'école la plus proche pour poursuivre leurs études. Dans ce village, le gouvernement ne paie pas même pour les cahiers des plus pauvres. Les enfants ainsi que la directrice ouvrent donc de grands yeux ébahis lorsque je leurdécris l'école en France, le système de ramassage scolaire et la prise en charge des fournitures scolaires par l'Etat pour les primaires. Ils me disent de décrire la situation des écoles du Tamil Nadu pour que les petits Français sachent. Et c'est bien la mon intention.

Mais bientôt il nous faut reprendre le chemin de Chennai, après deux ou trois heures de pur ravissement. Je suis enchantée (moins par l'usine que par ces rencontres et la paix du village, je dois bien reconnaître mon ingratitude). Deva m'attend et me propose de venir assister a un drama qui se joue dans un centre culturel de la ville. Je sais sa passion pour la danse et les scenettes racontant par le geste des problèmes de la vie quotidienne et j'accepte donc avec joie. Nous arrivons enfin sur les lieux après une heure d'autorickshaw particulièrement éprouvante (à quatre à l'arrière, cela n'est nécessairement pas de tout repos).
Et il me faut reconnaître que je ne regrette vraiment pas d'avoir assister à cela. Ce type de spectacle reflète parfaitement l'éducation comme elle est comprise aujourd'hui par tous les travailleurs sociaux qu'il m'a été donne de rencontrer. La première partie était un ensemble de scenettes jouées par des hommes sur le thème "Ou est passée la jeunesse de notre pays ?". On les voyait déambuler à demi-nus, le visage voilé pour symboliser des fantômes, des pancartes pendues au cou présentant les maux de l'Inde ; le jeu, l'alcool, les drogues, le sexe, les superstitions… Ils les accrochaient au corps d'un jeune homme qui s'affaissait sous leur fardeau face aux lamentations de celui qui symbolisait le travailleur social oeuvrant pour la jeunesse de son pays. D'autres pièces s'ensuivirent, mettant en scène des jeunes volant l'argent de leur parents, maltraitant des mendiants, manquant de respect aux femmes ou se lamentant sur leur sort et le chômage endémique. Le message était toujours le même ; la responsabilité de chacun et le besoin de prendre en main son destin, la discipline et le respect, la résistance aux tentations. D'un point de vue occidental c'était si moralisateur que cela en devenait caricatural mais il est indéniable que ce genre de scenettes est parfaitement adapte à un public peu alphabétisé et dont la paupérisation a fait éclater les repères traditionnels. La seconde partie du spectacle, par contre, m'a paru franchement ridicule et même avilissante. Elle consistait en une projection de trois courts métrages eux-aussi à visée 'éducative' et donc portant un message très simple. Le premier mettait ainsi en scène un homme handicapé mental à qui l'on offrait de l'argent pour remplacer les haillons dont il était vêtu et qui faisait montre d'une grande générosité en utilisant cet argent pour nourrir une famille démunie. L'enjeu était évidemment de promouvoir la réhabilitation des handicapés dans une société où ils sont encore extrêmement stigmatises. Cependant, la façons dont le film était réalisé était abominable. L'acteur qui devait jouer la personne handicapée courait en imitant une moto comme font les enfants et poussait des cris bestiaux en roulant des yeux des que quelqu'un s'approchait de lui. J'ai trouve cela extrêmement choquant tant c'était réducteur et caricatural. Le dernier film était d'un niveau nettement supérieur mais très 'film indien indépendant et décalé des normes traditionnelles'. On y voyait pendant près de 20 minutes une camera balayer le sol au gré des pas du cameraman afin de symboliser la vanité de la vie. Très décalé. Et très indépendant. Cela valait donc le coup d'œil et même les 1h30 de trajet du retour dans un bus si bondé que les hommes pendaient par grappes à l'extérieur ne m'ont pas fait regretter le déplacement. Voila pour la journée de Vendredi, je vais maintenant me préparer a mon entretien avec le directeur en vous souhaitant une excellente journée.

A très bientôt,

Anne-lise.