Bonjour à tous,
Aujourd'hui encore
vous recevrez simultanément deux pages de mon Journal de bord car je n'ai
pu établir de connection internet hier. De plus, les gros orages qui éclatent
la nuit entraînent des coupures d'électricité qui ne doivent pas arranger
les choses.
La journée d'hier fut donc particulièrement agréable en ce sens où elle
me permit de m'échapper un peu de l'enfer de Chennai. Après avoir travaillé
sur le Journal de bord et mes articles en cours durant mon créneau quotidien
7h30-9h, j'ai passé la matinée à préparer l'interview que je devrais avoir
aujourd'hui ou Lundi avec Susai Raj. Puis je suis partie en début d'après-midi
visiter l'usine de papier recyclé fait main, à l'arrière de la moto du
commercial de Jeeva Jyothi, Thinakaran. C'est une expérience terrifiante
et abominable dans les rues de Chennai, la moto slalomant entre les autorickshaws,
les vélos, les bus et les voitures sans jamais bien savoir de quel coté
se fait la circulation, et ce à hauteur de pots d'échappement des bus
et sans casque évidemment ! La balade se révéla par contre fantastique
dès la sortie de Chennai, sur cette longue route qui traverse la campagne,
ses champs vaguement cultivés et ses villages de paille et de bois.
C'est au cœur de l'un
d'eux que se cache l'usine de papier de Jeeva Jyothi, un vaste
hangar de tôle perdu au milieu des arbres. Il y règne une chaleur étouffante
dans laquelle travaillent chaque jour les 12 employés responsables de
la production. Le processus de production est sommaire, pour ne pas dire
archaïque. Sept machines rouillées, l'essorage par des toiles de jute,
quelques fils à linge pour faire sécher le papier, des sacs entiers de
chute de tissu et de papier. J'ai droit à une démonstration complète et
je suis extrêmement surprise de la qualité du papier qui découle de ces
manœuvres si rudimentaires. J'ai pris des photos de chaque étape du processus
afin de pouvoir illustrer l'ampleur du projet sur le site de Jeeva Jyothi.
Je discute avec le superviseur des opérations, un Brahmane autoritaire
avec lequel aucune compromission ne semble possible. Il est très réticent
à parler des problèmes de commandes auxquels l'usine doit faire face et
il élude mes questions sur les salaires partiellement impayés du mois
dernier. Il me dit que grâce aux efforts de leur commercial, les commandes
remontent peu à peu, que ce dernier arpente les boutiques de Bangalore,
Mysore, Chennai et Pondichéry afin de trouver des débouchés à leur production.
Mais je dois reconnaître que je demeure très sceptique quant aux méthodes
de travail de ce fameux commercial. C'est un personnage très accueillant
et souriant mais j'ai le sentiment qu'il est totalement hermétique aux
conseils et refuse de s'éloigner de la ligne qu'il s'est fixée. Johijn
avait quelque peu travaillé sur le projet et lui avait fait des suggestions
quant aux contacts à établir avec des organisations internationales. De
même Keo avait elle envoyé à l'ONG un formulaire à remplir au sujet d'un
enregistrement dans un forum sur le commerce équitable. Et bien, ce dernier
repose sur mon bureau, à demi rempli, sans que j'ai pu obtenir la moindre
information sur ce que j'étais censée faire de ce document. Je n'ai toujours
pas réussi à obtenir de lui une liste de prix pourtant préalable à n'importe
quelle démarche de notre part. J'ai beaucoup de mal à comprendre ces lenteurs
et ce manque d'information et je dois avouer que cela me met extrêmement
en colère. Je ne connais absolument pas leurs méthodes de travail et il
est indécent de juger après seulement deux semaines passées ici mais le
directeur a tant insisté lors de notre première rencontre pour que je
tente de faire quelque chose au sujet de cette usine que je comprends
mal l'apparent laxisme qui entoure le projet.
En dépit de ses méthodes
de travail, Thinakaran se révela etre un homme charmant qui m'emmena
faire le tour de ce village qui est aussi le sien ainsi que celui de Joseph,
un autre membre de Jeeva Jyothi. Il me fit visiter sa maison, ou plutôt
le microcosme familial en ce sens où les quatre maisons des parents, des
deux fils et de la fille cadette avec leurs épouses et époux respectifs
sont regroupées autour d'une petite cour ombragée. La vie dans ce village
ressemble a un petit paradis après Chennai, un havre de calme et de propreté
après la pollution, le bruit et les déchets encombrant les rues. Nous
partons à la rencontre de l'épouse de Joseph, une jeune femme de toute
beauté qui n'a qu'un an de plus que moi et déjà deux enfants de 3 et 5
ans. Dans toutes les maisons où je pénètre, les gens sont d'une gentillesse
incroyable. J'avais déjà remarque cette hospitalité chez les femmes des
Women's Clubs de Jeeva Jyothi mais les autres habitants du quartier, en
particulier les hommes, ceux qui n'étaient pas nos hotes et qui ne connaissaient
pas l'ONG, ne nous regardaient pas toujours avec une franche amitié.
Ici tous arborent un large sourire. Se promener dans ces petites rues
est un vrai régal… Qui se transforme en ravissement lorsque Thinakaran
me propose d'aller visiter l'école du village. J'adore rencontrer les
enfants, voir leurs grands yeux interrogateurs lorsque je passe la porte
de la salle de classe puis leur sourire et parfois leur rire face à ma
pâleur, à mes vêtements et a mes cheveux courts. Tout comme dans les écoles
que j'ai visitées précédemment, la directrice est extrêmement accueillante
et ne semble jamais indisposée par une intrusion sans préavis que j'ai
tendance à trouver très impolie. L'école est une vaste salle où deux institutrices
enseignent à 101 enfants du 1er au 5eme standards (CP au CM2). La situation
était si difficile à gérer que la directrice a fait appel à l'Association
de parents d'élèves pour l'embauche d'une autre enseignante à mi-temps,
payée grâce à la participation de chaque famille. Une fois encore, c'est
la volonté et la débrouillardise des professeurs qui permet à l'éducation
de survivre dans l'Etat du Tamil Nadu. Lorsque les enfants de ce village
atteignent l'age de 10 ans, il leur faut parcourir chaque jour les 3 km
qui les séparent de l'école la plus proche pour poursuivre leurs études.
Dans ce village, le gouvernement ne paie pas même pour les cahiers des
plus pauvres. Les enfants ainsi que la directrice ouvrent donc de grands
yeux ébahis lorsque je leurdécris l'école en France, le système de ramassage
scolaire et la prise en charge des fournitures scolaires par l'Etat pour
les primaires. Ils me disent de décrire la situation des écoles du Tamil
Nadu pour que les petits Français sachent. Et c'est bien la mon intention.
Mais bientôt il nous
faut reprendre le chemin de Chennai, après deux ou trois heures de pur
ravissement. Je suis enchantée (moins par l'usine que par ces rencontres
et la paix du village, je dois bien reconnaître mon ingratitude). Deva
m'attend et me propose de venir assister a un drama qui se joue dans un
centre culturel de la ville. Je sais sa passion pour la danse et les scenettes
racontant par le geste des problèmes de la vie quotidienne et j'accepte
donc avec joie. Nous arrivons enfin sur les lieux après une heure d'autorickshaw
particulièrement éprouvante (à quatre à l'arrière, cela n'est nécessairement
pas de tout repos).
Et il me faut reconnaître que je ne regrette vraiment pas d'avoir assister
à cela. Ce type de spectacle reflète parfaitement l'éducation comme elle
est comprise aujourd'hui par tous les travailleurs sociaux qu'il m'a été
donne de rencontrer. La première partie était un ensemble de scenettes
jouées par des hommes sur le thème "Ou est passée la jeunesse de notre
pays ?". On les voyait déambuler à demi-nus, le visage voilé pour symboliser
des fantômes, des pancartes pendues au cou présentant les maux de l'Inde
; le jeu, l'alcool, les drogues, le sexe, les superstitions… Ils les accrochaient
au corps d'un jeune homme qui s'affaissait sous leur fardeau face aux
lamentations de celui qui symbolisait le travailleur social oeuvrant pour
la jeunesse de son pays. D'autres pièces s'ensuivirent, mettant en scène
des jeunes volant l'argent de leur parents, maltraitant des mendiants,
manquant de respect aux femmes ou se lamentant sur leur sort et le chômage
endémique. Le message était toujours le même ; la responsabilité de chacun
et le besoin de prendre en main son destin, la discipline et le respect,
la résistance aux tentations. D'un point de vue occidental c'était si
moralisateur que cela en devenait caricatural mais il est indéniable que
ce genre de scenettes est parfaitement adapte à un public peu alphabétisé
et dont la paupérisation a fait éclater les repères traditionnels. La
seconde partie du spectacle, par contre, m'a paru franchement ridicule
et même avilissante. Elle consistait en une projection de trois courts
métrages eux-aussi à visée 'éducative' et donc portant un message très
simple. Le premier mettait ainsi en scène un homme handicapé mental à
qui l'on offrait de l'argent pour remplacer les haillons dont il était
vêtu et qui faisait montre d'une grande générosité en utilisant cet argent
pour nourrir une famille démunie. L'enjeu était évidemment de promouvoir
la réhabilitation des handicapés dans une société où ils sont encore extrêmement
stigmatises. Cependant, la façons dont le film était réalisé était abominable.
L'acteur qui devait jouer la personne handicapée courait en imitant une
moto comme font les enfants et poussait des cris bestiaux en roulant des
yeux des que quelqu'un s'approchait de lui. J'ai trouve cela extrêmement
choquant tant c'était réducteur et caricatural. Le dernier film était
d'un niveau nettement supérieur mais très 'film indien indépendant et
décalé des normes traditionnelles'. On y voyait pendant près de 20 minutes
une camera balayer le sol au gré des pas du cameraman afin de symboliser
la vanité de la vie. Très décalé. Et très indépendant. Cela valait donc
le coup d'œil et même les 1h30 de trajet du retour dans un bus si bondé
que les hommes pendaient par grappes à l'extérieur ne m'ont pas fait regretter
le déplacement. Voila pour la journée de Vendredi, je vais maintenant
me préparer a mon entretien avec le directeur en vous souhaitant une excellente
journée.
A très bientôt,
Anne-lise.
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