Vendredi 15 aout : Fête de l'Indépendance : spectacles et honneurs

Bonjour à tous,

C'est toujours avec autant de plaisir que je reprends la plume pour vous donner des nouvelles des centaines d'enfants de Jeeva Jyothi.
L'Inde fêtait hier le 56e anniversaire de son indépendance et l'enthousiasme des habitants et les centaines de drapeaux arborés par chacun dans la rue, dans les bus ou portes en épingle sur le sari ou la chemise témoignaient de la force du patriotisme de cette nation encore si jeune. J'ai eu la chance d'assister à trois des multiples célébrations qui se jouaient dans chaque école et chaque quartier.

Ma journée débuta à Don Bosco School, une école privée catholique pour garçons dans laquelle se rendent quatre des enfants du foyer Ananda Illam. J'y fus accueillie par le recteur en personne qui se réjouit de mon arrivée inopinée (ma venue se décida à la dernière minute, lorsque je demandai à Deva s'il m'était possible d'aller fêter l'indépendance avec les petits si enthousiastes depuis une semaine). Il n'avait en effet pas trouvé d'Invité d'honneur et considéra que je ferais parfaitement l'affaire.
Nous assistâmes donc solennellement à 9h pile aux exercices militaires des plus grands, parés pour l'occasion de tout leur attirail de soldat. Puis, mon titre de Special Guest me conférant de très lourdes responsabilités, il me fallut passer en revue ces troupes irréprochables, encadrée du recteur et du directeur, sévères et imposants dans leurs immaculées robes de prêtre. Le cérémonial se poursuivit ensuite sur l'estrade au milieu de laquelle nous trônâmes sur trois larges fauteuils alors que les représentants des professeurs n'avaient droit qu'à des tabourets en plastique. Deux mille enfants dans leur uniforme à carreaux bleus étaient assis sans un murmure en contrebas, visiblement pétris de la discipline inflexible de l'école. Le recteur me fit alors me lever au milieu des applaudissements et me passa autour des épaules un châle doré de bienvenue. N'étant pas du tout au courant de la coutume, je le regardai d'un air hagard en me demandant ce que cela pouvait bien signifier et ce qu'il attendait de moi, pétrifiée à l'idée de faire un faux pas devant un tel public. Je pus finalement me rasseoir saine et sauve après avoir dûment salué notre jeune auditoire.
Les représentations se succédèrent alors rapidement ; nous eûmes droit à plusieurs orateurs d'une dizaine d'années qui haranguèrent la foule sur l'histoire de la lutte pour l'indépendance, le génie de Gandhi et la grandeur de la patrie. Je fut tout simplement fascinée par leur charisme, ils hurlaient avec ferveur et les hommes politiques indiens qui peuplent les écrans de télévision faisaient bien pale figure à coté de leur enthousiasme. Arrivèrent ensuite de très longs discours du recteur, du directeur et de certains professeurs dont je ne saurai malheureusement pas vous réveler la teneur car tout se déroulait évidemment en Tamoul. Ces longueurs furent heureusement entrecoupées de danses et de scènes de rue qui me ravirent au moins autant que les enfants. Je découvris des danses tribales indiennes à la cadence infernale et retrouvais les scenettes éducatives qu'affectionne tant Jeeva Jyothi. Il était cette fois question des maux de l'Inde ; l'alcool, la drogue, les luttes de religion, l'infidélité. Une fois de plus extrêmement moralisatrices mais toujours adorées par les enfants. Sur notre large estrade, les enfants chantaient, dansaient et jouaient donc, les adultes discouraient et se congratulaient, et moi je trônais toujours sur mon fauteuil rouge au beau milieu des soutanes et faisant face à deux milles garçons pénetrés de l'importance de l'instant. Je m'accrochais désespérement au regard d'un des petits de Jeeva Jyothi assis au premier rang qui me faisait de grands sourires, tout fier d'être connu de l'Invitée d'honneur.
Inutile de vous dire à quel point j'étais gênée de ce cérémonial inattendu. Mais ma gêne se transforma en horreur lorsque le recteur termina son discours en me faisant signe de venir adresser quelques mots sur le devant de la scène. Les enfants furent très mignons, ou peut-être était-ce seulement dû à la présence menaçante des surveillants en bout de rangée, mais aucun ne rit ni ne broncha face a mon embarras. Je prononçai quelques phrases sur le besoin de se battre au quotidien pour mettre en œuvre la liberté et l'égalité que leur peuple avaient su conquérir 56 ans auparavant. Sur l'importance de lutter contre toute forme de discrimination et de supprimer les différences de sexe, de castes et de religion. Je me suis sentie immensément ridicule, il faut bien l'avouer. Je sentais mes joues rougir et mes mains trembler comme lorsque j'étais enfant. Mais c'est bien connu, le ridicule ne tue pas et le recteur semblait satisfait de la prestation de son Invitée improvisée. J'ai ensuite dû remettre de petits lots de livres aux élèves les plus méritants, partageant avec eux un bref sourire et une poignée de main en faisant bien attention de faire face à l'appareil photo.
Ma première expérience d'une célébration indienne mêla donc une gêne indescriptible qui voulut que je sois propulsée Invitée d'Honneur par la couleur de ma peau et en dépit d'une jeunesse qui implique que je ne le méritais nullement, et le grand plaisir de voir jouer et surtout danser les enfants. Je suis toujours très impressionnée par ces danses qui allient tribalisme et raffinement et évoquent à la fois les transes religieuses et un très fort érotisme. Il est d'ailleurs toujours étonnant de voir à quel point elles sont ouvertement sensuelles, bien des mouvements pouvant paraître choquants à nos esprits occidentaux. Ce qui frappe le plus sont moins ces gestes extrêmement suggestifs que l'immense contraste qui sépare le caractère si provocateur de ces danses du rapport quotidien à la sexualité ; la réserve des femmes, l'absence totale de contact entre les deux sexes et le tabou général qui entoure ces questions et provoque des frustrations palpables.

Mais je dus bien vite renoncer à l'hospitalité des Pères de Don Bosco School car une autre fête m'attendait dans le quartier de Subramani Tottam. Je vous avais parlé des prouesses de Surya, 15 ans, qui assure seul la classe à une vingtaine d'enfants chaque soir. Il m'avait solennellement remis il y a une dizaine de jours une invitation (en tant qu'Invitée d'honneur, évidemment) à la célébration préparée par les Clubs d'enfants et de Jeunes du quartier. J'eus beau lui promettre de venir, il repassa trois ou quatre fois pour me rappeler l'évènement. Je n'aurais de toute façon manqué cela pour rien au monde.
Deva m'accompagna donc à 11h30 dans la petite école du quartier où les enfants et Surya s'affairaient aux derniers préparatifs. Là encore ma situation était embarrassante, mais j'avais déjà rencontré les jeunes et les enfants de Subramani Tottam et tous avaient l'air si contents de ma présence que je fus bien plus à l'aise que devant les 2000 enfants de Don Bosco School qui n'avaient pas la moindre idée de ce qui pouvait bien justifier mes privilèges. Surya tenta de donner à la fête une solennité propice à l'occasion mais l'indiscipline des enfants et les rires des jeunes contrèrent tous ses efforts.
Tout débuta par le chant patriotique durant lequel je dus hisser le drapeau indien. Une pluie de fleurs fraîches me tomba alors sur la tête comme le veut la tradition (qui elle aussi me prit un peu au dépourvu mais je n'en laissais rien paraître). Personne ne m'avait prévenue qu'il fallait faire à ce moment précis le salut au drapeau et Surya me lança un tel regard que je m'en voulus pendant des heures de mon retard.
Je pus alors me rasseoir et nous eûmes droit une fois encore à des danses superbes. Je dois avouer qu'elles me plurent plus encore que celles de Don Bosco School car c'était cette fois des petites filles qui nous offraient ce spectacle, parées de leurs plus belles robes et de leurs bijoux. J'ai regretté de ne pas avoir de camera car jamais les photos ne pourront vous faire partager la vitalité, la joie et la beauté de ces danses. Les deux jeunes danseuses étaient transfigurées, elles avaient des sourires immenses et paraissaient totalement épanouies. Elles nous montrèrent deux des principales danses traditionnelles de l'Inde du Sud ; l'une accompagnée des rythmes des bâtons, et l'autre des clochettes qu'elles portaient attachées aux chevilles. Tout se mariait parfaitement à la musique et les cris des membres du Club de Jeunes faisaient indéniablement honneur à leur performance.

Filles et garcons se mêlèrent ensuite pour jouer un scène de rue absolument excellente au sujet de la religion. Trois enfants assis en cercle donnaient tour à tour au garçon debout au centre la forme de leur Dieu ; la croix pour le Christ, la position du lotus pour le Bouddha et le jeu des mains pour Siva. Ils se battaient ainsi pendant quelques minutes puis le dernier d'entre eux, resté jusqu'alors en dehors, les renversait tous et élevait la main droit du modele à sa tempe, formant ainsi le signe patriotique du salut au drapeau. J'ai trouvé cela superbe, c'était tout simple mais tout était là, en quelques gestes les enfants avaient donné une solution aux maux de l'Inde.
Deva fit ensuite un petit discours, surtout adressé aux jeunes qui n'avaient rien préparé pour l'occasion et qui se firent sermonner pour leur manque d'initiative. J'eus ensuite droit à mon heure de gloire et les symptômes de Don Bosco School réapparurent immanquablement, même si je faisais cette fois face à une cinquantaine d'enfants et adolescents chahuteurs et visiblement très peu intéressés. Mais Surya semblait content et c'est la seule raison pour laquelle j'avais preparé mes quelques lignes. Puis vint le moment où je dus remettre des stylos et des bonbons aux membres du club d'enfants, pour les féliciter de leur assiduité et de leurs efforts dans la célébration de la fête nationale. C'était une fois encore gênant parce que je n'avais aucune légitimité pour faire cela et j'aurais cent fois préferé que Deva où l'éducatrice animant les clubs et les cours d'Education Non Formelle se charge de cet honneur. Mais j'étais l'invitée et tous les jeunes vinrent me serrer la main pour me remercier. Surya disparut alors et revint avec un paquet à l'attention de 'Miss Lili'. Je ne saurais vous dire à quel point j'étais touchée, car les enfants m'avaient fait ce cadeau avec leurs propres économies, les quelques roupies qu'ils mettent de coté chaque semaine.

Lorsque nous sommes rentrés au foyer Ananda Illam, nous eûmes la bonne surprise de rencontrer une famille de Perambur venue offrir un grand repas aux enfants. La mèe, originaire des environs et mariée à un Français, voulait faire plaisir aux enfants et faire participer sa fille de 20 ans à cette action. Nous profitâmes avec joie de sa génerosité et j'ai pu ainsi découvrir de petites douceurs indiennes pour le dessert. Un vrai régal !

Nous sommes enfin partis vers 17h pour le quartier des Red Hills. Cette rencontre était importante car deux propriétaires d'usine ainsi que des membres du Lions' Club devaient être présents et que Susai Raj espérait vivement les sensibiliser à sa cause en leur montrant la génerosité et l'enthousiasme des enfants. Tout comme la première fois, j'eus du mal à cacher mes sentiments à la vue de l'usine de riz et de ses familles, de ces pièces noires de quelques mètres carres dans lesquelles elles vivent, des hommes décharnés au regard rendu fou par le travail forcé, le soleil et l'alcool frelaté.
Puis je revis les enfants. Jusqu'alors mes échanges avec les enfants m'avaient apporté beaucoup de joie et je garde précieusement en moi leur sourire et leurs mots à tous. Mais ma rencontre avec les enfants des Red Hills avait été plus que cela. Peut être à cause de toute la souffrance palpable ici, de la douleur de les voir vivre et travailler ainsi, de la beauté de leur espoir, et puis de leur regard. Je ne sais pas expliquer ces choses, elles ne se disent sans doute pas, parce qu'elles sont trop fortes. Lorsque j'ai revu Valli, surtout, cette enfant de 13 ans dont je vous ai déjà parlé, travaillant le riz avant et après l'école, son air timide et son immense sourire. C'était un bonheur douloureux parce qu'il n'y avait rien à ajouter, un bonheur au terme duquel il ne resterait rien que de grands yeux au fond de ma mémoire.

La fête mit du temps à commencer, dans la cour de l'usine de riz nettoyée pour l'occasion. Deva organisa des jeux pour la cinquantaine d'enfants présents, avec sa vitalité et sa fougue habituelle. Les enfants hurlaient d'excitation et Susai Raj en riait de plaisir. Puis arrivèrent les très longs discours et auto-congratulations de chaque membre présent, une démarche pénible mais nécessaire car, comme me le fit si bien remarquer le directeur dans le creux de l'oreille, si ces hommes ayant entre les mains l'argent ou le pouvoir de décider de la vie de familles entières n'ont pas eux aussi leur minute de gloire, ils refuseront tout simplement de revenir. Il faut bien flatter les egos et ménager les susceptibilités pour faire valoir la cause des enfants.
Nous assistâmes ensuite à quelques chansons puis aux danses des petites filles. C'était sans conteste les plus belles et les plus réussies. Les fillettes s'étaient parées de saris splendides prêtés pour l'occasion, s'étaient maquillées et avaient orné leurs cheveux de branches de jasmin blanc. La fête s'acheva par une représentation à couper le souffle d'une enfant d'une dizaine d'années. Les spectateurs ne tapaient plus même le rythme dans leurs mains tant tous étaient epoustoufflés par sa performance. Pendant plus de dix minutes, c'était une femme douée de l'âme de la danse que nous avions en face de nous. Et elle nous dit ensuite que jamais personne ne lui avait rien appris, qu'elle s'entrainait seule après l'ecole face à son poste de télevision. Et je suis convaincue que c'est son talent qui fit promettre compréhension et fonds aux personnalités présentes.

Notre depart fut difficile, tous les enfants me serraient la main et me pincaient les joues, une petite fille que j'avais rencontré à deux reprises, dans le Club d'enfants et le Local Monitoring Committe du quartier ne lâcha plus ma main et m'embrassa tellement qu'elle réussit à me faire pleurer. Les enfants du club reçurent en récompense de leurs efforts une assiette de fer rien qu'à eux et tous me la firent toucher, peut-être un peu par fétichisme. Je leur dis donc au revoir la mort dans l'âme, dans la nuit noire des Red Hills en me promettant de parler sans relâche de ce qui se passe ici, pour que la beauté et le bonheur de ces enfants n'aient pas à transparaître à travers leur maigreur et leurs vêtements déchirés.

Anne-Lise.