Bonjour à tous,
C'est toujours avec
autant de plaisir que je reprends la plume pour vous donner des nouvelles
des centaines d'enfants de Jeeva Jyothi.
L'Inde fêtait hier le 56e anniversaire de son indépendance et l'enthousiasme
des habitants et les centaines de drapeaux arborés par chacun dans
la rue, dans les bus ou portes en épingle sur le sari ou la chemise témoignaient
de la force du patriotisme de cette nation encore si jeune. J'ai eu la
chance d'assister à trois des multiples célébrations qui se jouaient
dans chaque école et chaque quartier.
Ma journée débuta
à Don Bosco School, une école privée catholique pour garçons dans
laquelle se rendent quatre des enfants du foyer Ananda Illam. J'y fus
accueillie par le recteur en personne qui se réjouit de mon arrivée inopinée
(ma venue se décida à la dernière minute, lorsque je demandai à
Deva s'il m'était possible d'aller fêter l'indépendance avec les petits
si enthousiastes depuis une semaine). Il n'avait en effet pas trouvé
d'Invité d'honneur et considéra que je ferais parfaitement l'affaire.
Nous assistâmes donc solennellement à 9h pile aux exercices militaires
des plus grands, parés pour l'occasion de tout leur attirail de
soldat. Puis, mon titre de Special Guest me conférant de très lourdes
responsabilités, il me fallut passer en revue ces troupes irréprochables,
encadrée du recteur et du directeur, sévères et imposants dans leurs immaculées
robes de prêtre. Le cérémonial se poursuivit ensuite sur l'estrade au
milieu de laquelle nous trônâmes sur trois larges fauteuils alors que
les représentants des professeurs n'avaient droit qu'à des tabourets
en plastique. Deux mille enfants dans leur uniforme à carreaux
bleus étaient assis sans un murmure en contrebas, visiblement pétris de
la discipline inflexible de l'école. Le recteur me fit alors me lever
au milieu des applaudissements et me passa autour des épaules un châle
doré de bienvenue. N'étant pas du tout au courant de la coutume,
je le regardai d'un air hagard en me demandant ce que cela pouvait bien
signifier et ce qu'il attendait de moi, pétrifiée à l'idée de faire
un faux pas devant un tel public. Je pus finalement me rasseoir saine
et sauve après avoir dûment salué notre jeune auditoire.
Les représentations
se succédèrent alors rapidement ; nous eûmes droit à plusieurs
orateurs d'une dizaine d'années qui haranguèrent la foule sur l'histoire
de la lutte pour l'indépendance, le génie de Gandhi et la grandeur de
la patrie. Je fut tout simplement fascinée par leur charisme, ils hurlaient
avec ferveur et les hommes politiques indiens qui peuplent les écrans
de télévision faisaient bien pale figure à coté de leur
enthousiasme. Arrivèrent ensuite de très longs discours du recteur, du
directeur et de certains professeurs dont je ne saurai malheureusement
pas vous réveler la teneur car tout se déroulait évidemment en
Tamoul. Ces longueurs furent heureusement entrecoupées de danses et de
scènes de rue qui me ravirent au moins autant que les enfants. Je découvris
des danses tribales indiennes à la cadence infernale et retrouvais
les scenettes éducatives qu'affectionne tant Jeeva Jyothi. Il était cette
fois question des maux de l'Inde ; l'alcool, la drogue, les luttes de
religion, l'infidélité. Une fois de plus extrêmement moralisatrices mais
toujours adorées par les enfants. Sur notre large estrade, les enfants
chantaient, dansaient et jouaient donc, les adultes discouraient et se
congratulaient, et moi je trônais toujours sur mon fauteuil rouge au beau
milieu des soutanes et faisant face à deux milles garçons pénetrés
de l'importance de l'instant. Je m'accrochais désespérement
au regard d'un des petits de Jeeva Jyothi assis au premier rang qui me
faisait de grands sourires, tout fier d'être connu de l'Invitée d'honneur.
Inutile de vous dire à quel point j'étais gênée de ce cérémonial
inattendu. Mais ma gêne se transforma en horreur lorsque le recteur termina
son discours en me faisant signe de venir adresser quelques mots sur le
devant de la scène. Les enfants furent très mignons, ou peut-être était-ce
seulement dû à la présence menaçante des surveillants en
bout de rangée, mais aucun ne rit ni ne broncha face a mon embarras. Je
prononçai quelques phrases sur le besoin de se battre au quotidien pour
mettre en œuvre la liberté et l'égalité que leur peuple avaient su conquérir
56 ans auparavant. Sur l'importance de lutter contre toute forme de discrimination
et de supprimer les différences de sexe, de castes et de religion. Je
me suis sentie immensément ridicule, il faut bien l'avouer. Je sentais
mes joues rougir et mes mains trembler comme lorsque j'étais enfant. Mais
c'est bien connu, le ridicule ne tue pas et le recteur semblait satisfait
de la prestation de son Invitée improvisée. J'ai ensuite dû remettre
de petits lots de livres aux élèves les plus méritants, partageant avec
eux un bref sourire et une poignée de main en faisant bien attention de
faire face à l'appareil photo.
Ma première
expérience d'une célébration indienne mêla donc une gêne indescriptible
qui voulut que je sois propulsée Invitée d'Honneur par la couleur de ma
peau et en dépit d'une jeunesse qui implique que je ne le méritais nullement,
et le grand plaisir de voir jouer et surtout danser les enfants. Je suis
toujours très impressionnée par ces danses qui allient tribalisme et raffinement
et évoquent à la fois les transes religieuses et un très fort érotisme.
Il est d'ailleurs toujours étonnant de voir à quel point elles
sont ouvertement sensuelles, bien des mouvements pouvant paraître choquants
à nos esprits occidentaux. Ce qui frappe le plus sont moins ces
gestes extrêmement suggestifs que l'immense contraste qui sépare le caractère
si provocateur de ces danses du rapport quotidien à la sexualité
; la réserve des femmes, l'absence totale de contact entre les deux sexes
et le tabou général qui entoure ces questions et provoque des frustrations
palpables.
Mais je dus bien vite
renoncer à l'hospitalité des Pères de Don Bosco School car une
autre fête m'attendait dans le quartier de Subramani Tottam. Je vous avais
parlé des prouesses de Surya, 15 ans, qui assure seul la classe
à une vingtaine d'enfants chaque soir. Il m'avait solennellement
remis il y a une dizaine de jours une invitation (en tant qu'Invitée d'honneur,
évidemment) à la célébration préparée par les Clubs d'enfants et
de Jeunes du quartier. J'eus beau lui promettre de venir, il repassa trois
ou quatre fois pour me rappeler l'évènement. Je n'aurais de toute façon
manqué cela pour rien au monde.
Deva m'accompagna donc à 11h30 dans la petite école du quartier
où les enfants et Surya s'affairaient aux derniers préparatifs.
Là encore ma situation était embarrassante, mais j'avais déjà rencontré
les jeunes et les enfants de Subramani Tottam et tous avaient l'air si
contents de ma présence que je fus bien plus à l'aise que devant
les 2000 enfants de Don Bosco School qui n'avaient pas la moindre idée
de ce qui pouvait bien justifier mes privilèges. Surya tenta de donner
à la fête une solennité propice à l'occasion mais l'indiscipline
des enfants et les rires des jeunes contrèrent tous ses efforts.
Tout débuta par le chant patriotique durant lequel je dus hisser le drapeau
indien. Une pluie de fleurs fraîches me tomba alors sur la tête comme
le veut la tradition (qui elle aussi me prit un peu au dépourvu mais je
n'en laissais rien paraître). Personne ne m'avait prévenue qu'il fallait
faire à ce moment précis le salut au drapeau et Surya me lança
un tel regard que je m'en voulus pendant des heures de mon retard.
Je pus alors me rasseoir et nous eûmes droit une fois encore à
des danses superbes. Je dois avouer qu'elles me plurent plus encore que
celles de Don Bosco School car c'était cette fois des petites filles qui
nous offraient ce spectacle, parées de leurs plus belles robes et de leurs
bijoux. J'ai regretté de ne pas avoir de camera car jamais les
photos ne pourront vous faire partager la vitalité, la joie et la beauté
de ces danses. Les deux jeunes danseuses étaient transfigurées, elles
avaient des sourires immenses et paraissaient totalement épanouies. Elles
nous montrèrent deux des principales danses traditionnelles de l'Inde
du Sud ; l'une accompagnée des rythmes des bâtons, et l'autre des clochettes
qu'elles portaient attachées aux chevilles. Tout se mariait parfaitement
à la musique et les cris des membres du Club de Jeunes faisaient
indéniablement honneur à leur performance.
Filles et garcons
se mêlèrent ensuite pour jouer un scène de rue absolument excellente au
sujet de la religion. Trois enfants assis en cercle donnaient tour à
tour au garçon debout au centre la forme de leur Dieu ; la croix pour
le Christ, la position du lotus pour le Bouddha et le jeu des mains pour
Siva. Ils se battaient ainsi pendant quelques minutes puis le dernier
d'entre eux, resté jusqu'alors en dehors, les renversait tous et
élevait la main droit du modele à sa tempe, formant ainsi le signe
patriotique du salut au drapeau. J'ai trouvé cela superbe, c'était
tout simple mais tout était là, en quelques gestes les enfants
avaient donné une solution aux maux de l'Inde.
Deva fit ensuite un petit discours, surtout adressé aux jeunes
qui n'avaient rien préparé pour l'occasion et qui se firent sermonner
pour leur manque d'initiative. J'eus ensuite droit à mon heure
de gloire et les symptômes de Don Bosco School réapparurent immanquablement,
même si je faisais cette fois face à une cinquantaine d'enfants
et adolescents chahuteurs et visiblement très peu intéressés. Mais
Surya semblait content et c'est la seule raison pour laquelle j'avais
preparé mes quelques lignes. Puis vint le moment où je dus
remettre des stylos et des bonbons aux membres du club d'enfants, pour
les féliciter de leur assiduité et de leurs efforts dans la célébration
de la fête nationale. C'était une fois encore gênant parce que je n'avais
aucune légitimité pour faire cela et j'aurais cent fois préferé
que Deva où l'éducatrice animant les clubs et les cours d'Education
Non Formelle se charge de cet honneur. Mais j'étais l'invitée et tous
les jeunes vinrent me serrer la main pour me remercier. Surya disparut
alors et revint avec un paquet à l'attention de 'Miss Lili'. Je
ne saurais vous dire à quel point j'étais touchée, car les enfants
m'avaient fait ce cadeau avec leurs propres économies, les quelques roupies
qu'ils mettent de coté chaque semaine.
Lorsque nous sommes
rentrés au foyer Ananda Illam, nous eûmes la bonne surprise de
rencontrer une famille de Perambur venue offrir un grand repas aux enfants.
La mèe, originaire des environs et mariée à un Français,
voulait faire plaisir aux enfants et faire participer sa fille de 20 ans
à cette action. Nous profitâmes avec joie de sa génerosité
et j'ai pu ainsi découvrir de petites douceurs indiennes pour le dessert.
Un vrai régal !
Nous sommes enfin
partis vers 17h pour le quartier des Red Hills. Cette rencontre était
importante car deux propriétaires d'usine ainsi que des membres du Lions'
Club devaient être présents et que Susai Raj espérait vivement les sensibiliser
à sa cause en leur montrant la génerosité et l'enthousiasme
des enfants. Tout comme la première fois, j'eus du mal à cacher
mes sentiments à la vue de l'usine de riz et de ses familles, de
ces pièces noires de quelques mètres carres dans lesquelles elles vivent,
des hommes décharnés au regard rendu fou par le travail forcé,
le soleil et l'alcool frelaté.
Puis je revis
les enfants. Jusqu'alors mes échanges avec les enfants m'avaient apporté
beaucoup de joie et je garde précieusement en moi leur sourire et leurs
mots à tous. Mais ma rencontre avec les enfants des Red Hills avait
été plus que cela. Peut être à cause de toute la souffrance palpable
ici, de la douleur de les voir vivre et travailler ainsi, de la beauté
de leur espoir, et puis de leur regard. Je ne sais pas expliquer ces choses,
elles ne se disent sans doute pas, parce qu'elles sont trop fortes. Lorsque
j'ai revu Valli, surtout, cette enfant de 13 ans dont je vous ai déjà
parlé, travaillant le riz avant et après l'école, son air timide
et son immense sourire. C'était un bonheur douloureux parce qu'il n'y
avait rien à ajouter, un bonheur au terme duquel il ne resterait
rien que de grands yeux au fond de ma mémoire.
La fête mit du temps
à commencer, dans la cour de l'usine de riz nettoyée pour l'occasion.
Deva organisa des jeux pour la cinquantaine d'enfants présents, avec sa
vitalité et sa fougue habituelle. Les enfants hurlaient d'excitation et
Susai Raj en riait de plaisir. Puis arrivèrent les très longs discours
et auto-congratulations de chaque membre présent, une démarche pénible
mais nécessaire car, comme me le fit si bien remarquer le directeur dans
le creux de l'oreille, si ces hommes ayant entre les mains l'argent ou
le pouvoir de décider de la vie de familles entières n'ont pas eux aussi
leur minute de gloire, ils refuseront tout simplement de revenir. Il faut
bien flatter les egos et ménager les susceptibilités pour faire valoir
la cause des enfants.
Nous assistâmes ensuite à quelques chansons puis aux danses des
petites filles. C'était sans conteste les plus belles et les plus réussies.
Les fillettes s'étaient parées de saris splendides prêtés
pour l'occasion, s'étaient maquillées et avaient orné leurs cheveux
de branches de jasmin blanc. La fête s'acheva par une représentation
à couper le souffle d'une enfant d'une dizaine d'années.
Les spectateurs ne tapaient plus même le rythme dans leurs mains
tant tous étaient epoustoufflés par sa performance. Pendant
plus de dix minutes, c'était une femme douée de l'âme
de la danse que nous avions en face de nous. Et elle nous dit ensuite
que jamais personne ne lui avait rien appris, qu'elle s'entrainait seule
après l'ecole face à son poste de télevision. Et
je suis convaincue que c'est son talent qui fit promettre compréhension
et fonds aux personnalités présentes.
Notre depart fut difficile,
tous les enfants me serraient la main et me pincaient les joues, une petite
fille que j'avais rencontré à deux reprises, dans le Club
d'enfants et le Local Monitoring Committe du quartier ne lâcha plus
ma main et m'embrassa tellement qu'elle réussit à me faire pleurer.
Les enfants du club reçurent en récompense de leurs efforts une assiette
de fer rien qu'à eux et tous me la firent toucher, peut-être un
peu par fétichisme. Je leur dis donc au revoir la mort dans l'âme,
dans la nuit noire des Red Hills en me promettant de parler sans relâche
de ce qui se passe ici, pour que la beauté et le bonheur de ces
enfants n'aient pas à transparaître à travers leur
maigreur et leurs vêtements déchirés.
Anne-Lise.
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