Les clubs de jeunes, ou Comment former des parents et citoyens responsables ?

 

Nombreuses sont les ONG qui travaillent à l'amélioration de la condition des enfants les plus fragilisés dans la ville de Chennai. Cependant, l'originalité de Jeeva Jyothi est qu'elle ne se contente pas d'intervenir auprès d'eux mais tente parallèlement d'influer sur la communauté dans son ensemble afin de reformer ces mentalités qui entretiennent le cercle vicieux de la misère, de la superstition et de l'illettrisme.

C'est dans cette optique qu'elle a mis en place un certain nombre de Clubs de Jeunes, continuation naturelle des Clubs d'enfants réservés aux 6-16 ans. Les jeunes s'y retrouvent de façon hebdomadaire, en général en des groupes non mixtes car les problèmes auxquels hommes et femmes font face dans la société indienne sont radicalement différents. Ceux qui s'y assemblent sont dans des situations difficiles, au chômage ou sous-employés du fait de la crise économique qui ravage l'Inde depuis son ouverture à la mondialisation. Nombreux sont ceux qui ont poursuivi leurs études jusqu'au 10e et parfois même 12e standards (respectivement équivalent à nos Seconde et Terminale) du fait des campagnes de scolarisation de Jeeva Jyothi. Certains cependant, appartenant aux quartiers tout nouvellement couverts par l'ONG, travaillent depuis l'enfance et n'ont que des connaissances scolaires rudimentaires. Mais pour tous la situation est la même, le désœuvrement et bien souvent l'absence d'espoir qui les fait aborder l'avenir de façon très pessimiste.

La création de ces groupes par Jeeva Jyothi vise alors à remotiver ces jeunes et à les faire penser et réagir d'une façon ou d'une autre. Elle les oriente tout d'abord vers le travail bénévole au service de la communauté afin de ne plus demeurer inactifs et de leur insuffler le sens de la citoyenneté. Elle les fait ainsi prendre part à la vie du quartier, s'attirant la bienveillance des habitants et le sentiment enfin acquis d'être utile. Elle les encourage également à lancer des micro-industries sur le modèle des Clubs de femmes que nous avons déjà rencontrés. Elle les soutient financièrement dans ces projets en leur accordant des prêts à taux nul.
Ces groupes fonctionnent de façon très autonome et peuvent mettre en place des projets indépendamment de Jeeva Jyothi qui ne les seconde qu'en fonction de ses priorités. Cependant, les travailleurs sociaux de l'ONG se rendent très régulièrement aux réunions de ces clubs afin de parler des problèmes qu'ils rencontrent et d''éduquer' ainsi ces futurs parents. De fait, ces jeunes ont bien souvent perdu toute motivation face aux difficultés qu'ils rencontrent pour trouver du travail en dépit de leur éducation. Ils attendent donc passivement que la situation change, en incriminant le système et le gouvernement. Les membres de Jeeva Jyothi les bousculent alors, les interpellent et les condamnent, les incitant par ces discours de longue haleine à prendre leur avenir en main. Mais ils parlent également de l'éducation des enfants, de la place de la femme (et ce type de discours est bien plus nécessaire dans les groupes d'hommes que de jeunes femmes déjà acquises à la cause), de la démocratie et de citoyenneté. C'est donc l'éducation des adultes qui est ici en jeu sous des abords informels de réunion de jeunesse.

Mais rien ne nous fera mieux cerner la nature de ces Groupes de jeunes que de nous laisser porter sur les traces du Youth Club de Semathaman Colony au sein duquel se réunissent chaque semaine une quinzaine d'hommes de 20 à 28 ans. Ils rendent bénévolement des services à la communauté afin d'améliorer leur cadre de vie et celui de leurs enfants ; ce sont ainsi eux qui se chargent quotidiennement du nettoyage des rues, qui y plantent des fleurs ou qui bâtissent des citernes afin que le quartier puisse être approvisionné en eau par le gouvernement moyennant quelques roupies (ce qui n'était pas le cas jusqu'à 2002). Ils collectent également de l'argent auprès de chaque foyer afin d'organiser des festivals et célébrations, principalement religieux mais aussi pour la nouvelle année ou pour le jour de l'indépendance, donnant ainsi naissance à une vie de quartier. Ils s'affrontent en cela avec les travailleurs de Jeeva Jyothi qui refusent de les soutenir financièrement dans l'organisation de leurs festivités, l'ONG réaffirmant sans relâche ses priorités : l'intégralité de ses ressources est réservée aux enfants car ainsi l'aide s'étend sur plusieurs générations au lieu d'être consumée en quelques heures par une joyeuse mais somme toute inutile célébration collective.
Si les réalisations de ce club peuvent paraître minces, il constitue avant tout une instance de socialisation où les hommes rient beaucoup et apprennent à mieux se connaître, affirmant désormais être prêts à s'entraider si le malheur s'abat sur une famille. Et il est aussi et avant tout le lieu privilégié où les travailleurs sociaux de Jeeva Jyothi entreprennent l'éducation et la réforme des mentalités de ces chefs de famille afin qu'ils éduquent autrement leurs enfants. Les mentalités sont très difficiles à changer, surtout chez les hommes qui semblent ne pas saisir l'enjeu que représente la formation des plus jeunes. Tous ont pourtant étudié jusqu'à l'age de 15 ans minimum, du fait de l'intense campagne de scolarisation menée dans le quartier depuis une dizaine d'année par Jeeva Jyothi, mais, ces études n'ayant en rien changé leur situation initiale du fait de l'absence d'emploi et d'opportunités, ces hommes demeurent très pessimistes quant à la valeur réelle de l'école.

L'un d'eux, Hindou, évoque la corruption qui règne ici, et qui lui fit perdre l'emploi qu'il pensait obtenir aux chemins de fer car un concurrent offrit 100 000 roupies alors que lui-même n'en proposait 25 000, la honte qui s'ensuivit et son incapacité à faire vivre sa mère et ses quatre sœurs. Un autre, Musulman, parle de l'échec de son mariage arrangé, son épouse refusant de vivre plus longtemps dans de telles conditions, et de la difficulté de faire vivre ses parents et ses sœurs avec ses maigres revenus de peintre. Tous, indépendamment de leur confession et de leur communauté, partagent donc cette même amertume et ces mêmes difficultés à vivre.

Le Club est alors l'occasion de parler de ces problèmes, de ne pas garder pour soi son ressentiment et de se prendre en main plutôt que de s'apitoyer sur son sort. C'est là la tache du travailleur social qui apostrophe violemment notre Hindou car ce dernier, au lieu de chercher un autre emploi, vient d'hypothéquer la maison familiale pour surenchérir et obtenir, peut être, ce poste qui l'obsède. Il reste donc chez lui, à ressasser sa rancœur et a attendre la réponse des autorités. C'est contre ce type de comportement que l'ONG se bat, pour que le fatalisme quitte l'esprit de ces hommes et femmes qui acceptent sans plus se battre la dureté de leurs conditions de vie.
L'échange se poursuit tout aussi vivement lorsque la conversation dérive sur le sujet des femmes. Le quartier de Semathaman Colony est une des zones ou se concentre la prostitution de Chennai et les membres du Club accusent les femmes (qui ne sont autres que leurs mères, leurs sœurs et leurs épouses, rappelons-le) de tous les maux qui accablent le quartier. C'est contre cela aussi que l'ONG s'insurge, contre l'hypocrisie des mœurs et la séparation des genres.

Les Clubs de Jeunes de Jeeva Jyothi sont donc une création toute neuve de l'association mais ont fait des débuts assez prometteurs. Ils ont permis d'améliorer le cadre de vie très défavorisé de certains quartiers, d'y mettre un peu de gaieté et d'y apporter un peu plus d'hygiène. Ils tentent doucement de faire réagir une jeunesse désabusée par les difficultés économiques. Mais leur réussite immédiate découle tout simplement du fait qu'ils permettent aux jeunes de se retrouver, de parler et d'échanger, tendant ainsi vers le renforcement de la solidarité et de la cohésion de la communauté et vers l'évolution des mœurs grâce au dialogue. Cette réussite, l'ONG la mesure au quotidien dans ses quartiers, par la pacification des conflits inter-générationnels et le dynamisme nouveau qui anime ces jeunes. C'est la raison pour laquelle elle généralise à l'ensemble de ses zones d'intervention ces structures dont les prototypes ont fait leurs preuves, renforçant ainsi son réseau de 'Groupes de développement par la communauté' afin de changer de l'intérieur ce système qu'elle condamne.