L'usine de papier
recyclé fondée par Jeeva Jyothi en 1999 se cache au détour
d'un chemin de terre, au beau milieu du village de Kosappur. Tout
y est calme, propre et aéré ; les maisons au toit de paille entourées
de leurs petits enclos de bois, l'école primaire accueillant sa
centaine d'enfants en uniforme vichy, les femmes assises sur les bords
de route pour vendre quelques fruits. Nous sommes bien loin de la frénésie
de Chennai où l'ONG travaille si activement depuis 9 ans. C'est
dans ce cadre privilégié que se trouve donc la petite usine traditionnelle
sur laquelle reposent tant d'espoirs.
Elle a bien triste
allure vue de l'extérieur, un large bâtiment de tôle fermé sur
trois cotés seulement et dans lequel règne une chaleur infernale.
Le spectacle est surprenant : au premier plan, des fils à linge
auxquels sont pendues de larges feuilles de papier séchant à l'abri du
soleil, quatre femmes assises a même le sol devant un énorme tas de lambeaux
de tissu blanc, et une montagne de sacs de toile épaisse emplis de chutes
de papier usagé. Puis au second plan, légèrement surélevé car nous
entrons dans le corps du bâtiment, des machines très traditionnelles pour
ne pas dire antiques qui s'élèvent encore courageusement au milieu des
piles de feuilles à affiner, à couper ou à emballer,
des toiles de jute et des quelques centimètres d'eau échappés des cuves
où repose la pulpe de papier. Le superviseur des opérations, un
homme d'age mur que ses origines brahmaniques rendent sans doute un peu
imbu de son importance, présente fièrement son processus de production.
Tout commence à la
coupe. Le tissu blanc arrive à l'usine en longueurs irrégulières, dans
de lourds sacs de toile. Il faut le couper en lambeaux très minces pour
pouvoir l'utiliser dans la fabrication du papier. Il est donc haché menu
puis vient former un large monticule devant les quatre femmes que
nous avons rencontrées à l'entrée de la fabrique. Là, elles le
trient soigneusement, ôtant les fils noirs qui sont mélangés au
tissu bon marché, les morceaux élimés par la coupe ou trop fins
pour donner une pulpe consistante. Après ce travail de fourmi,
le tissu est transféré dans deux machines faites de ciment et de fer rouillé
et dignes de pièces de musée ; il passe tout d'abord dans une sorte de
hache circulaire avant d'etre plongé dans un bain d'eau et de produits
chimiques légers auxquels est ajouté au grès des
commandes une couleur naturelle. Cette mixture repose ensuite dans de
larges cuves pendant environ six heures, formant une pulpe blanchâtre
à la texture étonnante, gluante et cotonneuse. On ajoute parfois
au tissu blanc des chutes de papier qui viendront modifier la texture
de la pulpe mais la qualité du papier recycle sera alors inférieure et
le coût final nécessairement moindre.
Après la pause,
la pulpe de papier est soigneusement étalée sur un tamis reposant dans
quelques centimètres d'eau. C'est là que sont ajoutées les feuilles
et les fleurs que l'on trouve incrustées dans certaines formes du papier
recyclé de notre usine. Puis le tamis est soulevé hors de son bain, essorant
ainsi une pulpe uniformément répartie sur l'ensemble de sa surface.
Il est aussitôt retourné sur de larges toiles de jute, imprimant
ainsi à la pulpe encore imbibée d'eau la forme de la feuille de
papier qu'elle deviendra au final. Cette ébauche de feuille est à son
tour recouverte de quelques toiles de jute et le processus est répété
jusqu'a la préparation d'une centaine de feuilles. Un premier essorage
a ainsi été opéré par la toile. Puis le tas de feuilles
séparées de toiles est passé dans une presse qui en fait sortir toute
l'eau restante et imprime au papier sa densité définitive.
Les feuilles sont ensuite pendues aux fils à linge du préau, à
l'abri du soleil mais sous la chaleur des tôles, où elles mettront entre
24 et 36 heures à sécher. Le papier est cependant encore à l'état
brut et, dès la fin du séchage, les feuilles sont placées une à
une entre des plaques de tôle lisse passées à la presse. La texture des
feuilles est ainsi polie et lissée, et on ajoute au besoin des tissus
de nylon qui imprimeront au papier un très léger motif. Après avoir répété
plusieurs fois cette opération pour s'assurer de la finesse du grain du
papier, les feuilles partent à la coupe et à l'emballage,
soit à destination de clients intéressés par les feuilles elles-mêmes,
soit vers le dernier étage du foyer de Jeeva Jyothi où deux
femmes transforment avec beaucoup de talent ces larges feuilles de papier
épais en enveloppes, sacs, blocs ou papier à lettres.
Le résultat que parviennent
à obtenir les douze employés de la fabrique à l'aide de sept machines
essoufflées est donc étonnant. La qualité du papier est indéniable
et toute une série de motifs, de couleurs et de textures sont désormais
disponibles. Et il faut avouer sans complaisance que le processus de production
ne laissait rien présager de tel. Le produit fini constitue donc indéniablement
une réussite pour l'usine de Jeeva Jyothi.
Son grand défi aujourd'hui n'est donc lié ni à la qualité
ni au processus de production mais à l'urgence de surmonter l'impasse
dans laquelle elle se trouve du fait de l'insuffisance de son carnet
de commandes. Jeeva Jyothi s'est de fait endettée auprès des banques
pour pouvoir fonder cette usine, un emprunt dont elle ne parvient à l'heure
actuelle pas même à rembourser l'intérêt. Elle reconnaît ses fautes
passées qui expliquent les débuts difficiles de la fabrique n'étant devenue
réellement opérationnelle qu'en 2001 ; les employés manquaient
des qualifications basiques sans parler d'expérience et les techniciens
se révelèrent incapables de coordonner efficacement les
machines les unes avec les autres. Mais des formations ont aujourd'hui
permis de rattraper ce retard et, si la vétuste des machines pourrait
poser problème à terme, c'est aujourd'hui la faiblesse des commandes
qui est à incriminer dans les difficultés de l'usine, et ce en dépit de
l'embauche d'un commercial à plein temps démarchant dans les villes
majeures de l'Etat du Tamil Nadu.
Et ces difficultés
sont d'autant plus inquiétantes que ce n'est pas l'avenir seul de la fabrique
qui est menacé par l'insuffisance de la demande mais plus globalement
tout un projet ayant présidé à sa création. De fait bien des objectifs
à court et moyen terme sous-tendaient l'innovation de Jeeva Jyothi.
Le premier est en lien avec la volonté de l'ONG de réformer les
mentalités de la société indienne afin qu'elle puisse évoluer vers un
développement durable et indépendant. Un développement éducationnel et
économique, bien sur, mais aussi un développement écologique qui lui permettra
de lutter contre les maladies dues aux déchets qui encombrent les rues
et aux produits chimiques qui polluent l'eau. Pour promouvoir cette vision,
l'association décida d'appliquer ses principes à son échelle, en
fondant cette petite usine résolument écologique : ses inputs sont des
chutes qu'elle recycle, ses colorants sont naturels et les quelques éléments
chimiques qu'elle utilise dans la confection de la pulpe sont accredités
par le ministère indien de l'agriculture comme non néfastes
à l'environnement.
Mais au-delà de cette aspiration verte, la mise en place de l'usine de
papier recyclé visait avant tout à finaliser un certain
nombre d'ambitions de l'ONG. Ainsi, pourrait-elle fournir un débouché
professionnel aux enfants du foyer de Jeeva Jyothi qui arrivent aux termes
de leurs études secondaires et à qui l'ONG ne peut offrir l'enseignement
supérieur. De même, ses profits pourraient permettre d'assurer l'autonomie
financière du foyer Ananda Ilam dont les enfants ne dépendraient alors
plus pour leur avenir de la générosité parfois versatile des donateurs.
Enfin, les bénéfices pourraient également permettre d'aider des familles
trop démunies pour se passer du travail de leurs enfants en leur fournissant
l'équivalent du maigre revenu apporté par l'enfant ainsi libre
d'aller à l'école.
C'est donc tout un
projet qui présida à la mise en place de cette usine, inspiré de
la philosophie bien particulière de Jeeva Jyothi : aider les enfants,
leur offrir un futur, ameliorer leurs conditions de vie par une action
sur l'ensemble de la communauté, en l'occurrence sur son environnement
écologique et sa précarité économique.
L'ampleur du défi
rend donc plus grand encore l'enjeu de cette si petite usine sur les épaules
de laquelle repose tant d'espérance. La sortie de la crise et le futur
pour elle doivent alors se conjuguer hors des frontières de son Etat,
par l'intégration à des organisations de commerce équitable qui
l'aideront dans son vaste projet et lui permettront de porter haut son
message d'espoir.
Pour
en savoir plus sur ce projet et l'implication de Keo, cliquer
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